L'étiquette

DOUG BIHLMAIER

PAR GINO DELMAS

- PROPOS RECUEILLIS PAR GINO DELMAS

La légende Doug, roi du vintage, nous ouvre les portes

de sa caverne.

C’est une figure du vêtement masculin, et une légende de chez Ralph Lauren. Responsabl­e des achats de vintage pour la marque, le grand Doug Bihlmaier, 68 ans, ouvre enfin ses placards.

L’ÉTIQUETTE. Quels sont vos premiers souvenirs de vêtements ?

DOUG BIHLMAIER. Spontanéme­nt, je pense à mon grand-père, dont j’étais très proche. C’était un fermier du Kansas. Un vrai cowboy, avec ses bottes et ses chapeaux. J’étais évidemment fasciné par lui. Pour moi, comme pour tous les enfants, je crois, le cowboy, c’était la liberté, l’aventure. À la télé, il y avait aussi tous ces westerns, Bonanza, L’Homme à la carabine… Je me souviens aussi de Steve McQueen dans Au nom de la loi. Cela m’a marqué pour toujours. Et puis il y avait mon père. Lui avait réussi dans les assurances et la banque, il était plus chic. Il nous apprenait à assortir un chapeau et un costume. Il nous expliquait quand il fallait porter des chemises buttondown, comment marier les rayures. Au fin fond du Kansas, cela ne servait pas à grand-chose, mais il voulait que mes frères et moi présention­s bien. Je me souviens qu’à chaque Noël, je recevais un Levi’s neuf. Je donnerais cher pour les avoir encore aujourd’hui.

É. Fort de cette éducation, comment avez-vous construit votre style ?

D.B. Avec les voyages. Mon père se rendait régulièrem­ent en Europe et je l’ai accompagné quelques fois. Je me souviens d’avoir été impression­né, lors de ma première visite à Londres, à la fin des années 1960, par tous ces gens en tweed. Je n’en avais jamais vu, je trouvais ça incroyable. De la même façon, la découverte du Colorado puis de Santa Fe, quelques années plus tard, ont été des chocs. L’esthétique amérindien­ne m’a tout de suite fasciné. Dans tous les objets qu’ils fabriquent, même les plus simples, ceux de la vie quotidienn­e, ils mettent de la beauté, d’une façon ou d’une autre. Sur une couverture blanche, c’est un motif de couleur. Sur un bracelet, une pierre à un endroit où on ne l’attend pas. Il y a toujours un effort pour embellir l’objet… En fait, je crois que toute ma vie j’ai observé les gens et leur tenue, c’est comme ça que mon style s’est construit. Dans le Colorado, j’ai appris à aimer les vestes en denim. En France, les bleus de travail. Je m’habille beaucoup en fonction du lieu où je me trouve, c’est ma façon de m’intégrer.

É. Comment s’organise votre garde-robe ? D.B. Pendant très longtemps, elle s’est limitée à des basiques, avec deux pièces fondamenta­les, le blazer et le chino. Ce sont les deux vêtements qui n’ont jamais bougé de ma garderobe au fil du temps. Au début, je les portais avec un simple t-shirt blanc. Et puis j’ai progressiv­ement intégré la couleur. Du gris, du vert armée, une flanelle rouge délavée, une veste de chasse orange, une doudoune jaune, un tweed marron... C’est très simple de m’habiller, car toutes les pièces que je possède, ou presque, fonctionne­nt ensemble, je peux tout mélanger. Parfois, j’oublie des choses dans un coin, puis je les redécouvre, et directemen­t elles reviennent dans la rotation…

É. Quelles sont les pièces que vous portez le plus ?

D.B. Il y a ce pull col châle RRL, une veste de chasse en velours française, aussi… Et puis j’ai cet incroyable manteau en peau lainée, RRL aussi, tellement chaud et confortabl­e. Je dois avoir une quinzaine de chemises en chambray et aussi beaucoup de chemises habillées blanches des années 1950 avec un col long. Mes bottines viennent de la marque australien­ne Blundstone. Cette paire-là, c’est ma troisième ou quatrième, elle est en fin de vie. J’aime mes Redwing, aussi. J’ai tellement de choses, à vrai dire. En ce moment je démé

nage, je suis censé faire un tri, j’ai entre vingt et trente boîtes en plastique remplies de vêtements à gérer… Mais j’ai beaucoup de mal à me séparer de vêtements de qualité. Mes t-shirts, je voudrais tous les garder. Même troués, je m’y accroche, je me dis : « Ah celui-ci peut-être que ma fille voudra le récupérer. » Je suis un romantique. Pourtant, je vois bien que mon corps vieillit et qu’ils me vont moins bien qu’avant.

É. Comment choisissez-vous votre tenue le matin ?

D.B. J’y pense un peu sous la douche (rires). Je commence presque toujours de la même façon, avec un chino et un t-shirt blanc. Puis j’ajoute une chemise en flanelle bleue, un sweat col rond rouge, un cardigan en cachemire vert, un pull col châle... Mais ce sont les accessoire­s, le foulard, la ceinture, la cravate, le bandana, le chapeau, les chaussette­s, les chaussures, qui font la différence. Grâce à eux, la tenue peut partir dans plein de directions différente­s. Quand je vais acheter du vintage et que je dois aller soulever des cartons, je ne m’habille pas de la même façon que lorsque je dois rencontrer Monsieur Lauren...

É. Vous mettez une cravate quand vous devez le voir ?

D.B. C’est l’inverse (rires). Il y a des années de ça, je me souviens être arrivé au boulot un matin avec une petite gueule de bois. Mon boss de l’époque m’a démasqué en quelques secondes. Je lui ai demandé comment il avait deviné. « Je le sais parce que tu as mis ta cravate ».

É. Justement, racontez-nous : comment vous êtes-vous retrouvé à bosser chez Ralph Lauren ? D.B. Quand j’étais étudiant à la fac, au fin fond du Kansas, il a fallu que je trouve un petit boulot d’étudiant. Mon père m’a pistonné dans la boutique preppy où il s’habillait, ça s’appelait Woody’s. C’était en 1971 et moi je voulais être hippie, pas preppy, donc j’avais deux garderobes. Une garde-robe de hippie pour les cours, une garde-robe preppy pour le boulot. La boutique était une des premières du pays à revendre du Ralph Lauren. Un jour, le patron m’a envoyé chercher à l’aéroport le représenta­nt de la marque qui débarquait de New York pour nous montrer les nouvelles collection­s. Je me souviens m’être demandé comment j’allais le reconnaîtr­e. En fait, je l’ai repéré au premier coup d’oeil. Il portait une veste en velours côtelé patchée aux coudes, une cravate club jaune et des pompes en veau velours. Je n’avais jamais vu un truc pareil, on aurait dit qu’il sortait tout droit d’un vieux film, tout en étant très moderne, c’était assez incroyable. J’ai tout de suite pensé : « Je veux être ce gars ». C’est comme ça que j’ai commencé à m’intéresser vraiment aux vêtements, et à m’investir totalement dans mon boulot dans la boutique. Rapidement on m’a confié les vitrines et les displays dans le magasin. En tant que hippie frustré, je devais avoir une fibre créative (rires). Quelques années plus tard, j’ai fini par être recruté par Ralph Lauren, et par bosser pour la boutique de Dallas, où je me suis occupé des vitrines. Puis je suis parti travailler à New York sur l’image de la marque. J’allais sur les shoots, je croisais le photograph­e Bruce Weber, j’ai beaucoup appris à cette époque.

É. Vous avez assisté aux premières loges à la création de RRL ?

D.B. Monsieur Lauren a eu l’idée de lancer une marque avec un univers americana très marqué au début des années 1990. Les marques traditionn­elles tentaient à tout prix d’être modernes à cette époque, quitte à oublier leur passé, et lui a décidé de faire l’inverse, de revenir aux traditions. C’était très bien vu. Dans les boutiques, il a aussi eu envie de vendre du vintage en plus des collection­s et il m’a proposé de l’acheter pour lui. J’achetais déjà pas mal de vintage, pour l’intégrer dans les vitrines dont je m’occupais, une vieille paire de bottes par ici, des chapeaux par là, donc cela avait du sens, je savais faire ça. Et aujourd’hui encore, quelques décennies plus tard, c’est ce que je continue à faire. Je suis en charge d’acheter tout le vintage chez Ralph Lauren, que ce soit des vêtements, des antiquités, de petites pièces pour les vitrines, les showrooms ou les boutiques RRL. Et puis je travaille aussi avec M. Lauren sur d’autres projets spéciaux, comme la décoration de son ranch ou de sa maison à Montauk dans les Hamptons. Donc je passe mon temps à acheter un paquet de choses. Des couverture­s, des tapis, des meubles, et des vêtements… Avant la Covid, je voyageais très souvent, aux États Unis, dans le South West ou à Los Angeles par exemple, mais aussi à Londres, ou Paris, où j’adore aller aux puces.

É. Votre meilleure trouvaille de tous les temps, c’est quoi ?

D.B. Il y en a tellement… Mais je me souviens d’une visite en 1981 à Paris. Au cours d’un dîner, j’entends parler d’un surplus militaire. Le lendemain je saute dans un taxi et au bout d’un trajet interminab­le, je découvre un endroit fou où j’ai passé pratiqueme­nt la journée. J’y ai trouvé des pièces qui dataient de guerres dont je n’avais même pas entendu parler. On est repartis avec des piles plus hautes que nous.

É. Trente ans plus tard, il y a encore une chance que cet endroit existe, vous pensez ? D.B. Même si je le savais, je ne vous le dirais pas ! (rires)

É. Vous n’avez jamais la tentation de garder les plus belles pièces pour vous ?

D.B. Je dois avouer que si c’est à ma taille, que l’usure est belle, que c’est confortabl­e et que c’est pas cher, je garde souvent (rires)… Mais mon vrai plaisir c’est quand Monsieur Lauren aime une pièce que j’ai trouvée et qu’il la garde pour lui au lieu de la mettre en boutique. Quand ça arrive, je sais que j’ai bien bossé.

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 ??  ?? De gauche à droite, de haut en bas : des chapeaux Stetson & Resistol des années 1930 et 1950 ; le dressing de l’entrée avec notamment une veste de chasse française des années 1930. Au mur, une photo de la réserve indienne des Blackfeet, un gilet en peau lainée RRL ; les bottes de cowboy de Kathy ; des foulards indigo sur des ceintures Garrison en cuir de cheval des années 1950 ; des chemises en chambray, denim et flanelle ; des peintures à l’huile trouvées
aux puces ; une photo de cowboy prise par Kurt Markus dans les années 1980.
De gauche à droite, de haut en bas : des chapeaux Stetson & Resistol des années 1930 et 1950 ; le dressing de l’entrée avec notamment une veste de chasse française des années 1930. Au mur, une photo de la réserve indienne des Blackfeet, un gilet en peau lainée RRL ; les bottes de cowboy de Kathy ; des foulards indigo sur des ceintures Garrison en cuir de cheval des années 1950 ; des chemises en chambray, denim et flanelle ; des peintures à l’huile trouvées aux puces ; une photo de cowboy prise par Kurt Markus dans les années 1980.
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 ??  ?? (1) Entre autres, une surchemise en laine des années 1930 Alaska Sleeping Bag Co., une doublure portée par l’US Army au Vietnam dans les années 1960, une cape en laine orange L.L. Bean des années 1970, une veste de tir anglaise Norfolk des années 1940…
(2) Outre son jeans et sa chemise en flanelle, déjà visibles en ouverture, Doug porte un gilet en velours côtelé anglais des années 1930, des bijoux Navajo des années 1920, une Rolex Submariner de 1969 ref. 5513 sur bracelet NATO.
(1) Entre autres, une surchemise en laine des années 1930 Alaska Sleeping Bag Co., une doublure portée par l’US Army au Vietnam dans les années 1960, une cape en laine orange L.L. Bean des années 1970, une veste de tir anglaise Norfolk des années 1940… (2) Outre son jeans et sa chemise en flanelle, déjà visibles en ouverture, Doug porte un gilet en velours côtelé anglais des années 1930, des bijoux Navajo des années 1920, une Rolex Submariner de 1969 ref. 5513 sur bracelet NATO.

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