L'étiquette

EDDIE PLEIN

L’histoire du hip-hop l’a oublié. Pendant plus de vingt ans, cet homme-là a pourtant façonné le sourire des stars du milieu.

- SUR LE GRILLZ PAR GRÉGOIRE BELHOSTE, à NEW YORK

LES ÉTRUSQUES, LES MAYAS ET LES VIKINGS ARBORAIENT DÉJÀ DES DENTS EN OR. ALORS, POURQUOI PAS LES NEW-YORKAIS ?

Dans la moiteur de Brooklyn, un homme d’une soixantain­e d’années avance sur une modeste bicyclette. Il porte un vieux maillot du PSG et un short de sport blanc. Devant un boui-boui de quartier, non loin d’une peinture murale représenta­nt l’immense Notorious BIG, il s’arrête. L’homme accroche son vélo et s’approche de nous d’un pas décidé. Est-ce vraiment lui, la légende que nous attendons ? « Je suis un O.G., un original gangsta », lance l’homme en guise de bonjour, laissant entrevoir trois spectacula­ires dents en or. C’est donc bien lui. Malgré cet air anonyme et une allure de footballeu­r du dimanche, Eddie Plein est une légende du hip-hop, au même titre que le couturier Dapper Dan ou les fondateurs de Shirt Kings, la célèbre enseigne de t-shirts à motifs. Eux ont habillé les représenta­nts de cette communauté, lui a façonné leurs sourires. « Personne ne faisait de grillz et puis je suis arrivé… C’est tout », résumera-t-il plus tard, avec une redoutable efficacité.

Puisque beaucoup semblent les avoir oubliés, Eddie Plein égrène volontiers ses titres de gloire. « J’ai été une légende à New York dans les années 1980 puis à Atlanta dans les années 1990, je suis entré au panthéon de ces deux villes. » Mais la plus grande réussite d’eddie Plein est ailleurs. Quarante ans après son invention, son bijou dentaire, spectacula­ire et amovible, le fameux grillz, continue de briller dans la bouche des stars comme dans celles de prétendant­s. Récemment, lors des Jeux olympiques, un nageur de l’équipe américaine a même posé sur le podium avec un grillz aux couleurs de la bannière étoilée. « Le grillz n’est pas passé de mode… », sourit Eddie Plein, alors que son téléphone sonne. « Viens dans mon bureau à Brooklyn, on discute de ça », lancera-t-il à son interlocut­eur, au moment de raccrocher. Les affaires reprendrai­ent-elles ?

NEUF MOIS DE FORMATION

À l’hiver 1973, la famille Plein débarque à l’aéroport JFK de New York. En quête de stabilité et de travail, elle fuit, comme tant d’autres, le Suriname, ce minuscule pays d’amérique du Sud alors fragilisé sur le plan politique. La famille atterrit dans un modeste appartemen­t à Bedford-stuyvesant, une enclave noire et caribéenne en plein coeur de Brooklyn. Là, les adolescent­s vibrent pour une nouvelle musique entendue lors des block parties, ces fêtes de quartier au cours desquelles on se défoule en rythme. Le hip-hop se répand à New York comme une traînée festive. Dans son sillage, il y a aussi la danse, le graffiti, bien sûr, mais surtout un style vestimenta­ire inédit. Ceux qui se réclament du hip-hop s’affichent avec des chaînes massives, des ceintures imposantes et des bagues à trois doigts. Tout ce qui brille est là. Mais le jeune Eddie Plein, trop absorbé par le football, observe ce monde-là à distance. Jusqu’à cet accident tout bête. En vacances au Suriname, le jeune homme se casse une dent en croquant dans un plat local. Sans y réfléchir, le dentiste du coin lui installe une prothèse en or. Dans ce pays où les gisements aurifères rendent le précieux métal accessible, la pratique n’a rien d’extraordin­aire. Mais en sortant du cabinet, Eddie Plein a l’intuition d’avoir trouvé là une idée géniale : et si, en plus d’arborer des bijoux autour de leur cou ou sur leurs mains, les jeunes New-yorkais en portaient aussi dans leur bouche ? Les Étrusques, les Mayas ou les Vikings le faisaient déjà, alors pourquoi pas les New-yorkais ?

De retour en ville, Plein s’inscrit bientôt à une formation de dentiste, à la Magna Institute of Dental Technology. Il y apprend les gestes qui le suivront toute sa vie. Prendre les empreintes, mouler les dents, les modeler, les couler dans la cire et dans l’or fondu avant de les refroidir, puis les polir avec le plus grand soin. Le grillz d’eddie Plein doit être amovible, mais ne pas bouger une fois posé en bouche. Tout l’enjeu est là. Après neuf mois de formation, l’objet est abouti mais le plus dur commence. Comment vendre ces grillz ? À qui ? La proliférat­ion du crack a décimé les rues de New York, en permettant parallèlem­ent aux dealers de se remplir les poches. Le long d’une avenue du Queens, Eddie Plein réussit à écouler sa marchandis­e à quelques bandits désireux d’exhiber leurs richesses. Mais on ne construit pas un business viable sur un champ de ruines. Eddie Plein se fait vite embaucher dans une bijouterie du Queens tenue par un immigré

russe à l’anglais approxi-matif. Il y perfection­ne son art et transforme la faune du coin en clientèle. Un jour, c’est le fameux James Antney qui franchit le seuil de la boutique. « Bimmy », comme on l’appelle partout aux environs, est l’un des chefs de la Supreme Team, une bande de Meunes tra¿quants habillés de survêtemen­ts en velours et capables, de lâcher des milliers de dollars en quelques minutes dans les bars de la ville. « Bimmy m’a demandé de lui faire deux dents en or. Le résultat final l’a tellement impression­né qu’il m’a mis une rallonge de plus de cent dollars », rigole aujourd’hui Eddie Plein. Porté par sa réputation naissante, le jeune homme ne tarde pas à s’établir à son compte. Cette fois, il prend ses quartiers dans un centre commercial qui vient d’ouvrir au public.

Dans le Queens, à l’est de New York, le bruit des sirènes de police se mêle à celui, strident, du métro, créant un boucan assourdiss­ant. Pas de quoi perturber les bijoutiers du Jamaica Colosseum Mall, le grand centre commercial du coin. Derrière leurs comptoirs, les hommes sont occupés à faire briller les chaînes et les bagues dorées entassées dans leurs vitrines. Ce matin d’été, les clients sont si rares qu’il n’est pas simple d’imaginer que cet endroit fut l’épicentre, dans les années 1980, de la mode hip-hop. Ici, les simples amateurs de rap pouvaient croiser le chemin de leurs idoles, Rakim, Big Daddy Kane ou le tout jeune LL Cool J. Le groupe RUN-DMC a évoqué le centre commercial au détour d’un morceau, avant que le Wu-tang Clan ne vienne y tourner un bout de clip quelques années plus tard. Au Jamaica Colosseum Mall, on venait se procurer des bijoux, des baskets ou des t-shirts sur lesquels apparaissa­it parfois l’image d’un Bugs Bunny armé d’un pistolet automatiqu­e. Mais on venait surtout se faire refaire le sourire chez Eddie’s Gold Teeth, l’échoppe d’eddie Plein.

« Je suis moi-même allé chez Eddie à l’époque, quand j’avais 18 ans, se souvient l’homme qui gère aujourd’hui la sécurité des lieux. Sa boutique était toujours pleine, car personne ne proposait un tel service à cette époque. » Il faut dire qu’eddie Plein pose désormais des logos Mercedes ou des dessins de coupes de champagne sur les dents en or de ses clients. Au Colosseum, ce ne sont plus les petites frappes ou les maquereaux des rues avoisinant­es qui viennent s’offrir ses services, mais les rappeurs les plus cotés du moment. Un jour, à la veille de Noël, débarque Flavor Flav, M.C. de Public Enemy. Il porte déjà une horloge autour du cou et des lunettes à monture blanche, mais ce n’est pas assez à son goût. L’orfèvre Plein lui pose six dents, reliées les unes aux autres, qui affichent son nom de scqne. 8ne autre fois, l’un des employés du magasin doit se rendre à l’hôpital de Jamaica, dans le Queens, a¿n de mouler les dents d’un client s’apprrtant à se faire opérer du cerveau. L’homme allongé sur le lit d’hôpital n’est autre que Kool G Rap, connu pour ses maniqres de ma¿oso au micro. Les affaires sont si florissant­es qu’elles attirent naturellem­ent la concurrenc­e. Tandis qu’eddie’s Gold Teeth propose à ses clients du 18 ou du 22 carats, de nouveaux venus descendent, eux, à 10 carats. « Tout le Colosseum était infecté, râle encore aujourd’hui Eddie Plein. Les mauvais grillz, ce n’est pas bon pour les dents. Les gens se retrouvaie­nt avec des bouches en vrac... La vraie dent en or, elle garde son éclat et on ne la sent pas. » Plein quitte New York, direction le Sud.

« LES MAUVAIS GRILLZ, CE N’EST PAS BON POUR LES DENTS. LES GENS SE RETROUVAIE­NT AVEC DES BOUCHES EN VRAC… LE BON GRILLZ, ON NE LE SENT PAS »

APRÈS L’OR, LES DIAMANTS

À Atlanta, Eddie Plein prend ses quartiers dans le centre commercial de Five Points. « L’installati­on n’a pas été simple. Comme je ne disposais pas de tout mon équipement, je n’avais pas beaucoup de clients les premières semaines… », se souvient-il. Heureuseme­nt, c’est bientôt l’heure du Freaknik, cette immense kermesse au cours de laquelle des milliers d’étudiants afro-américains venus de tout

le pays relâchent la pression en enchaînant fêtes, tournois de basket et concours de danse souvent suggestive­s. (ddie 3lein croule en¿n sous la demande. Chaque soir, tout au long du Freaknik, il ferme à la nuit tombée. Pour ne pas perdre leur place dans la ¿le d’attente, certains jeunes dorment même devant son échoppe en attendant la réouvertur­e. Eddie Plein va profiter à plein de la montée en puissance de la scène musicale locale, la troisième du pays après celles des côtes est et ouest. C’est chez lui que le groupe Goodie Mob vient claquer son premier chqque et que Ludacris peau¿ne son look au début des années 2000. C’est aussi chez lui que le rappeur Big Boi de Outkast conduit l’équipe de télévision qui le suit, en marge du Super Bowl de 1994, pour un reportage autour des meilleurs spots d’atlanta. Dans sa vitrine, Eddie Plein peut installer une belle pancarte : « Famous Eddie ».

Cette fois, c’est l’arrivée d’internet qui stoppera son élan. À Houston, au Texas, un certain Paul Wall fait de plus en plus parler de lui. À la fois rappeur, DJ et entreprene­ur, celui-ci maîtrise comme personne les nouveaux codes du rap. Partout dans le pays, la tendance est au « bling », ce luxe ostentatoi­re que chacun étale sans limite. L’or ne suffit plus, il Iaut désormais orner son sourire de diamants. C’est justement la spécialité de Paul Wall, qui brille sur les réseaux sociaux naissants. Le tube Grillz, qu’il enregistre au mitan des années

avec 1elly, con¿rme sa prise de pouvoir. « Beaucoup d’artistes ont été excités par ses diamants, concède Eddie Plein, avec le recul. J’ai perdu le rappeur TI, par exemple, alors qu’il devait être le prochain sur la liste dans mon salon. Paul Wall l’a appelé et lui a fait un grillz en or. À son anniversai­re, TI a été obligé de retirer le grillz de sa bouche pour faire son discours. Le bijou était trop large. » À cette époque, le grillz est partout, à la télévision, dans les journaux, sur les panneaux publicitai­res. Cette omniprésen­ce inquiète une partie de l’amérique. Les membres de l’associatio­n dentaire américaine parlent des risques d’hygiène liés au port du bijou qui causerait des irritation­s, des caries ou des maladies au niveau des gencives. De nombreuses écoles interdisen­t l’accessoire. Eddie Plein disparaît une seconde fois.

Il y a presque dix ans, le réalisateu­r britanniqu­e Lyle Lindgren a découvert le centre commercial du Colosseum. Le jour de son passage sur place, une dispute a éclaté aux alentours du marché et le ton est monté, jusqu’à ce qu’un homme surgisse et calme les esprits par sa simple présence. « Il a dit à tout le monde qui il était et l’altercatio­n s’est arrêtée net. Cet homme, c’était Eddie. Sa boutique était fermée depuis longtemps déjà, mais tout le monde se souvenait de lui. » Depuis ce jour, Lindgren, soutenu par le rappeur ASAP Ferg, documente le parcours d’eddie Plein pour lui redonner la place qu’il mérite dans l’histoire du hip-hop. (n attendant la sortie de son ¿lm, c’est un livre qui réhabilite aujourd’hui le pionnier du grillz. $u ¿l des pages de Mouth Full of Golds, ASAP Rocky, Cee Lo Green et bien d’autres rappeurs y témoignent de leur admiration pour un homme devenu un fantôme en comparaiso­n des nouveaux géants de cette industrie, tel le Texan Johnny Dang, aux 2,6 millions d’abonnés sur Instagram. « Eddie a inventé cet accessoire, et pourtant vous pourriez le croiser dans la rue et ne jamais le reconnaîtr­e, martèle Lyle Lindgren. Aujourd’hui, tout le monde porte des grillz, même Kim Kardashian, mais personne ne connaît son histoire. C’est une honte. »

À 63 ans, Eddie Plein ne cultive pourtant pas d’amertume. Pour lui, désormais, l’important semble résider dans la méditation et les matchs de foot qu’il s’accorde dans le jardin de sa maison. Quand il n’est pas à New York, Eddie Plein traîne à Miami, où son frère Lando tient un commerce de bijouterie dentaire. Eddie Plein y descend fréquemmen­t, pour donner un coup de main et voir sa ¿lle .yra, promise un Mour à reprendre le business familial. La trentenair­e a pro¿té du temps d’arrrt imposé par la crise du Covid-19 pour suivre une formation de bijoutière et devenir employée du salon. « On fait de tout, ici. Des diamants VVS, de l’opale, des pierres précieuses, dit-elle. Mais ce sont toujours les grillz en or que l’on vend le mieux. Nous sommes complets pour les trois prochains mois. » Eddie Plein peut sourire. « Moi j’ai disparu, mais mes grillz ne disparaitr­ont jamais. » ♦

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En 1991, la boutique d’eddie Plein, à Atlanta (Eddie Plein).
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