L'étiquette

DEMNA GVASALIA

À la tête de la maison de mode Balenciaga, le directeur artistique géorgien crée des vêtements importable­s que tout le monde s’arrache. Mais comment fait-il ?

- PAR GINO DELMAS ET THIBAULT BARLE

QUE CHERCHE-T-IL ?

À « DÉMOCRATIS­ER LA MODE » OU À « CHANGER RADICALEME­NT LA SILHOUETTE » DES GENS ?

Ne dites pas « Demna Gvasalia ». Dites « Demna », tout simplement. L’air de rien et le plus naturellem­ent du monde. Dites « Demna » comme si, bien sûr, vous le connaissie­z. D’ailleurs, vous le connaissez forcément. Depuis des mois, la mode ne parle que de lui, d’événement en coup d’éclat et de coup d’éclat en buzz retentissa­nt. Juillet, à Paris : Demna livre un défilé haute couture grandiose, le premier de Balenciaga depuis 1967. Août, à Atlanta : Demna met en scène le show épique de Kanye West à l’occasion de la sortie de son album Donda. Septembre, à New York : Demna fait l’actualité en cachant Kim Kardashian derrière une combinaiso­n intégrale, en spandex noir, lors du Met Gala. Octobre, de retour à Paris : Demna dévoile sa nouvelle collection dans le cadre d’un épisode inédit des Simpson, dédié à Balenciaga. Que nous réserve Demna pour novembre ? Et décembre ? Certains trépignent, on s’interroge.

Qui est cet homme ? Comment travaille-t-il ? Que faut-il voir dans son succès retentissa­nt, à la fois critique, populaire et économique ? Surtout, en quoi consiste son génie ? Est-ce celui d’un homme de marketing sachant tirer les bonnes ficelles ou celui d’un artiste contempora­in visionnair­e en phase totale avec une époque qui rebat le goût ? Est-il en mission, comme le prophétise un proche camarade de jeu, pour « démocratis­er la mode », à défaut de démocratis­er ses prix ? Ou ambitionne-t-il plutôt, comme le prétend un autre, de « changer radicaleme­nt la silhouette » des gens ? Tant de questions, mais une évidence : quoi qu’on pense de ses vêtements, Demna Gvasalia est fascinant. Pardon. Demna est fascinant.

D’ANVERS À PARIS

Cette histoire-là, son histoire avec la mode, commence en Belgique, en septembre 2003. Le Géorgien fait son entrée à l’académie royale des beaux-arts d’anvers, réputée pour avoir couvé, entre autres, Dries Van Noten, Martin Margiela et Raf Simons. Il est le plus jeune des 46 élèves inscrits en première année, mais surtout l’un des plus inexpérime­ntés. Gvasalia, 21 ans, n’a jamais fait de mode, ni de vêtement. Son style personnel ? Pas grand-chose. « Je me souviens juste qu’il portait beaucoup de noir, des vêtements amples, la plupart du temps des habits de seconde main », dit Helena Lumelsky, l’une de ses amis les plus proches à l’époque. À Anvers, le cursus est réputé pour sa di̇culté et sa brutalité. 6ur la quarantain­e d’élèves inscrits en première année, il n’en reste souvent plus qu’une dizaine quatre ans plus tard, au moment de récupérer son diplôme. Pourtant, dans la classe du Géorgien, une forme de camaraderi­e semble vite prendre forme. « Nous nous soutenions mutuelleme­nt, se souvient Arienne Birchler, autre proche de Demna dans cette promotion. Nous avions tous des profils complèteme­nt différents, nos personnali­tés étaient complément­aires et rendaient le groupe spécial. » Une bande d’amis se dessine, studieuse, appliquée. « Nous vivions 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 pour nos études. Le soir, nous mangions souvent ensemble au milieu des planches à dessin. C’est marrant, je revois encore Demna nous apprendre à plier une boulette khinkali et cuisiner plein d’autres recettes géorgienne­s… »

En classe, le travail de Demna Gvasalia détonne déjà. Alors que tous les élèves utilisent la machine, lui aime coudre à la main. À l’instinct, il coupe, monte, pique. « 'ès qu’il le pouvait, Demna zappait l’étape des moodboards et des croquis, décrypte Helena Lumelski. Il faisait

directemen­t des essais avec les tissus qu’il avait récupérés. Finalement, ce n’est qu’après qu’il trouvait des inspiratio­ns pour raisonner son travail. Les professeur­s le laissaient faire parce que le résultat était toujours à la hauteur. » La touche Gvasalia, celle qui fera plus tard les beaux jours de Vêtements puis de Balenciaga, apparaît doucement sous les yeux de ses amis et enseignant­s. « Ses vêtements étaient structurés, avec des volumes intéressan­ts, juge sa professeur­e de design en quatrième année, la légendaire Linda Loppa. Et puis il y avait déjà cette déconstruc­tion et cette sorte de Àuidité qui lui sont propres« ª Demna Gvasalia est prêt pour intégrer une maison.

En 2009, après avoir travaillé quelques mois chez son ancien professeur Walter Van Beirendonc­k et présenté une collection femme, jamais commercial­isée, à la fashion week de Tokyo, Demna Gvasalia est embauché chez Martin Margiela. Là-bas, il rencontre quelquesun­s de ses futurs fidqles, tels la maquilleus­e Inge Grognard, le photograph­e Mark Borthwick, ou encore son assistante Martina Tiefenthal­er, encore à ses côtés aujourd’hui chez Balenciaga. En 2012, nouveau transfert. Cette fois, Gvasalia passe chez Louis Vuitton, nommé en charge de la partie tailleur. « Il n’était pas du tout connu à l’époque, mais on sentait qu’il avait déjà un ego important, et des avis tranchés », se souvient une petite main du studio. Problème, le directeur artistique de la marque, 0arc -acobs, est en fin de c\cle chez 9uitton, et plus occupé à célébrer sa future sortie qu’à se remettre en cause. Le caractère introverti de Gvasalia, et la froideur dont il peut parfois faire montre envers ses collègues, n’aident pas. « Demna a eu du mal à trouver sa place dans le studio », résume poliment Julie de Libran, bras droit de Marc Jacobs à l’époque. L’arrivée de Nicolas Ghesquière chez Vuitton n’améliorera pas sa situation. Demna Gvasalia l’avouera lui-même plus tard sans détour : « On détestait nos boulots. On a décidé de lancer un projet qui nous permettrai­t de faire les collection­s qui nous plaisaient. »

DE PARIS À ZURICH

Ce « on » désigne une petite bande, des créateurs, des déracinés pour la plupart, animés par l’envie d’une autre mode. À côté de Demna Gvasalia et de son frère, Guram, ils sont une demi-douzaine, presque tous encore sous contrat dans des maisons de mode, à donner vie à Vêtements, le 12 décembre 2013. Plus qu’une marque, ils sont un collectif anonyme, mouvant, artisanal. Sous la houlette de Demna Gvasalia, ils chinent des pièces dans des friperies ou surplus militaires qu’ils retravaill­ent selon leurs goûts, pour habiller leurs amis. Près de la rue Poissonniè­re, l’appartemen­t du Géorgien sert de studio. Journalist­e de l’émission La Mode La Mode La Mode sur Paris Première, Zoé Michel se souvient du premier sujet consacré à la marque, à la veille du premier défilé « ,ls s’affairaien­t dans tous les coins, les loons avaient été imprimés à l’arrache et scotchés au mur. C’était comme une collection d’étudiant, mais en beaucoup plus précis. » Le photograph­e Pierre-ange Carlotti, la styliste Lotta Volkova et la DJ Clara 3000 sont là, comme ils sont de toutes les sorties. Chaque soir ou presque, les amis trinquent dans les bars du quartier. « &lara finissait toumours par trouver un clue oescur, réjulièrem­ent des Eovtes airicaines de Château d’eau, pour que l’on poursuive la nuit, se remémore l’un des noctambule­s de la bande. /’affaire se terminait très souvent chez Demna. » En mars , le second défilé du collectif, au Dépôt, un célèbre club gay du Marais, marque un tournant. Uniformes de pompier et de surveillan­t pénitentia­ire, volumes généreux et épaules exagérées, casting d’inconnus et lieu insolite : sous l’oeil de Jared Leto, Kanye West et Anna Wintour, Demna Gvasalia imprime sa marque. « Il y avait une énergie dingue, ils ont ringardisé tous les autres presque immédiatem­ent », se souvient le journalist­e Loïc Prigent. Le succès arrive, brutalemen­t. Aspiré par le travail, Demna Gvasalia passe ses journées dans le nouveau studio de la marque, un vrai, enfin, rue de 0aubeuge, dans le IXE arrondisse­ment parisien. « C’était dans un entresol avec une salle à l’entrée puis une seconde en sous-sol, se rappelle Nicoleta Iliescu, qui assiste les frères Gvasalia dès le début de l’année 2015. Il y avait de la musique tout le temps, du rock, du R’N’B, même Britney Spears. » L’ambiance est décontract­ée, mais intense. Les journées de travail commencent souvent à 9 heures et terminent régulièrem­ent tard dans la nuit, du lundi au samedi. Demna Gvasalia renoue avec la méthode de création éprouvée à Anvers. « Ça partait souvent d’une blague : “Imaginez qu’on fasse ça ! Ça serait fou !” Puis, quelqu’un développai­t l’idée et l’amenait encore plus loin 7out était très spontané, dans l’interactio­n, rien ne se faisait par email », ajoute Nicoleta Iliescu. Le fameux t-shirt DHL, les escarpins au talon briquet, ou encore un ensemble western aux épaules de footballeu­r américain, naissent de ces innombrabl­es discussion­s. Kanye West est fasciné par ce qu’il voit. ,nvité en mars au défilé 'ior prêt-à-porter automne-hiver, la star se présente sur les pavés de la Cour carrée du Louvre dans un hoodie Vêtements noir. Plus tard, lors d’une présentati­on presse, l’américain débarque, se pose dans un coin et s’enfile des ailes de poulet tandis que les rédacteurs de mode s’extasient sur la collection. « Je revois Demna nous dire quand son téléphone sonnait : “Mon Dieu, c’est Kanye !”, se souvient un proche. Ils se parlaient énormément, quatre heures par jour parfois, il y avait une estime réciproque entre eux.»

EST-CE DU VÊTEMENT, DE LA MODE, DE L’ART CONTEMPORA­IN OU BIEN DU CYNISME ?

DE VÊTEMENTS À

BALENCIAGA

En 2015, après seulement trois collection­s chez Vêtements, Demna Gvasalia fait déjà le grand saut : il prend la tête de la direction artistique de Balenciaga. L’enjeu est double. Lui doit prouver qu’il peut décliner sa vision à l’échelle d’une grande maison, tandis que Balenciaga, en perte de vitesse depuis le départ de Nicolas Ghesquière, en 2012, remet son destin entre les mains d’un créateur émergent. Malgré la pression, Gvasalia semble aussi décontract­é qu’à son habitude. « Il m’a tout de suite demandé de le tutoyer », se souvient un membre de l’équipe. Demna Gvasalia peut compter sur l’appui de sa bande, de plus en plus étoffée. Lotta Volkova, la styliste historique de Vêtements, est bien là, comme Maud Escudie, sa mannequin cabine fétiche, fan d’escalade et véritable muse. 6on premier défilé masculin est axé autour du tailoring et de pièces d’inspiratio­n vintage au[ proportion­s repensées. La figure du gopnik, ce petit voyou russe en trois-quarts cuir, survêtemen­t en polyester et chaussures de ville en cuir, n’est pas loin. « Pendant les répétition­s, sur fond de musique russe, Lotta et 'emna étaient j la Iois très concentrés mais aussi très détendus, détaille un des mannequins. On voyait qu’ils essayaient des choses et s’amusaient à mixer les codes de Balenciaga et l’univers de Demna. » C’est le temps de l’insoucianc­e et de la légèreté. Le Géorgien, qui a dû fuir la guerre civile et les massacres qui secouaient son pays au tout début des années 1990, alors qu’il avait à peine plus de 10 ans, est dans le système, mais résiste encore à celuici. « Son parcours et cette impression d’être un peu à la marge ont longtemps permis à Demna de prendre les choses avec du recul… », analyse un membre de sa garde rapprochée. Un soir à Londres, alors que Demna Gvasalia est dans un club avec quelques amis, un garçon vêtu d’un sweat Balenciaga s’approche de lui : « J’adore ce que tu fais mais tu n’as pas un discount ? Parce que presque 1000 euros le sweat, c’est compliqué... » Le créateur répond du tac au tac : « 1000 euros ? Mais ça ne va pas, le sweat que je porte, moi, en coûte 20 ! » Une autre fois, à un journal anglais qui lui demande s’il achèterait lui-même ses propres vêtements au prix fort, le Géorgien répondra qu’il « partirait plutôt en vacances » avec cet argent. Et pourquoi pas ?

L’arrivée à la tête de Balenciaga sonne bientôt pour le natif de Soukhoumi, en Géorgie, au bord la mer 1oire, la fin de l’insoucianc­e. Lors de l’after part\ de son premier défilé Balenciaga, le Géorgien est assailli par les demandes de selfies, les mains sur les épaules, les bisous, les « amazing », le cirque habituel. 3erdu sous les flashs, comme un lapin pris dans les phares d’une voiture, il est e[filtré par les membres de l’équipe évènementi­elle, comme on le fait avec les rock stars. « C’est quoi, ça ? », demande-t-il, sous le choc. « Tu es devenu célèere ª, lui répond-on. Gvasalia prend peur. Aux côtés de l’artiste Loïk Gomez, qui deviendra bientôt son mari, le Géorgien prend ses distances avec la nuit et la fête. Il arrête l’alcool et la cigarette, devient végétarien. « Il en avait ras-le-bol de ce petit monde de la mode, il avait envie de se mettre au vert », décrypte un proche. Bientôt, peu avant de rompre avec Vêtements, Demna Gvasalia quitte Paris avec son mari et leurs deux chihuahuas. Direction Zurich, la 6uisse, ses soirées calmes et sa fiscalité accueillan­te. Là-bas, le couple s’installe dans une maison sur les hauteurs boisées de la ville. Pour travailler, Demna Gvasalia ne se déplace même plus à Paris, « cette ville qui tue la créativité avec son environnem­ent “bling bling”, destructeu­r et artificiel ª, dira-t-il dans un journal allemand. Désormais, on vient à lui. Chaque semaine, les équipes de Balenciaga lui rendent visite en embarquant à l’aube gare de Lyon, dans un train Lyria. Un studio est aménagé dans les bureaux d’un immeuble sans âme du centre de Zurich, au milieu des banques et des cabinets d’affaires. ¬ chaque fois, le même barnum. On monte des tables et des portants, on déballe des sacs et des valises pleines de concepts, de matières, d’idées. 3uis, quand tout est fini, on remballe et on débarrasse l’endroit, comme si rien ne s’était passé. Jusqu’à la prochaine visite, la semaine suivante. C’est un rythme terrible qui en épuise plus d’un parmi les designers. Mais personne ne se plaint. Parce que c’est Demna, « le meilleur », disent-ils tous.

DE BALENCIAGA À DEMNA

Mais pourquoi, « le meilleur » ? Pourquoi lui ? Est-ce parce que ses silhouette­s sont plus reconnaiss­ables que les autres ? Ou parce que ses concepts et ses images font chaque semaine le tour du monde ? Plus simplement, Demna Gvasalia est-il le meilleur parce qu’il a réussi à imposer sa mode partout, bien au-delà des cercles habituelle­ment autorisés, et ainsi multiplié par cinq le chiffre d’affaires annuel de Balenciaga, frôlant désormais les deux milliards d’euros ? « Ce qui est impression­nant, c’est que Demna a toujours des idées, répond simplement une ancienne du studio. Il alimente ses designers en permanence. Un jour, il peut arriver avec une image d’arnold Schwarzene­gger moulé dans un t-shirt, et leur demander de faire des recherches en 3D, comme ça, directemen­t. Il ne veut pas de croquis, ce qui compte pour lui, ce sont les objets, les maquettes, les tests organiques. Il prend une paire de ciseaux, demande à ce qu’on lui apporte du spandex et explore avec ses mains. Ensuite, les maquettes sont emmenées à l’atelier. » À Paris, rue de Sèvres, les ateliers Balenciaga débordent en permanence de piqces de fripes et de rouleau[ de tissus. Au fil des expériment­ations, les designers, ou le créateur lui-même, viennent découdre une manche ou un col pour les greffer sur une pièce en constructi­on. C’est un joyeux chaos qui donne vie à des pièces que personne n’avait, à tort ou à raison, jamais envisagé de produire, ni même de porter. C’est d’ailleurs comme ça, raconte la légende, que serait née la Triple S, fameuse basket-prothèse faite de trois semelles différente­s. 2n dit que 'emna Gvasalia lui aurait donné vie en collant ensemble des morceau[ de différente­s chaussures prédécoupé­s. La paire sera dévoilée en janvier 2017. Fabriquée en Italie, elle est vendue près

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