L'étiquette

DÉTOURNEME­NTS

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C’est l’histoire de jeunes gens qui se parfument allègremen­t, passionném­ent. Ils scrutent les sorties, collection­nent les flacons, analysent les odeurs. Depuis quelques temps, le parfum d’une grande maison les fascine. C’est le plus luxueux de tous, le plus cher aussi. Au fil du temps, contre tout attente, c’est même devenu leur parfum. Le leur, et celui de leurs potes. Les flacons s’échangent, les copies plus ou moins inspirées, circulent de mains en mains. Le mythe prend de l’ampleur et l’appropriat­ion se confirme. Ce parfum-là, désormais, n’appartient plus à la marque qui l’a créé. Qui l’eût cru ? Qui eût cru que l’édifice marketing savamment pensé par la grande maison puisse être ainsi bousculé ?

Dans les pages de L’étiquette, nous évoquons souvent avec passion ces histoires de détourneme­nts. Il y a quelques numéros, nous racontions comment, et pourquoi, la banlieue s’était emparée de Lacoste. Une autre fois, nous décrivions le phénomène des paninaro et l’obsession de ces jeunes Italiens pour des doudounes de montagne destinées aux riches bourgeois milanais. Après la France et l’italie, nous sommes partis aux Étatsunis pour raconter la récupérati­on, à l’aune des années 1990, de Carhartt, la marque des ouvriers, par les rappeurs new-yorkais. Dans ce numéro, outre cette rafraichis­sante affaire de parfums, nous racontons également l’esthétique casual, née en Angleterre dans les années 1980. Eux, prolos et fans de foot, se sont emparés des marques italiennes destinées aux bourgeois adeptes du tennis pour en faire des fringues de stade. Fila, Ellesse, Sergio Tacchini… Aucune marque ne leur a échappé.

Mais demain ? Alors que l’industrie de la mode ne cesse de gagner en puissance, que sa stratégie s’appuie sur des budgets de plus en plus conséquent­s et que l’étude des données personnell­es est devenue une arme de premier ordre permettant d’anticiper les envies des clients, ou plutôt les créer, quelle place va-t-il rester pour ces détourneme­nts spontanés ? Face à une machine industriel­le de plus en plus lourde, pourront-ils résister ? Dans dix ou vingt ans, la jeunesse portera-t-elle uniquement les vêtements précisémen­t calibrés pour elle par les marques, ou aura-t-elle encore la force d’aller chercher sa mode, et ses parfums, ailleurs ? Sachez-le : le pire n’est jamais sûr.

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