L'étiquette

LA DÉCENNIE STREETWEAR

UNE HISTOIRE FRANÇAISE

- propos recueillis par grégoire belhoste et thibault barle

ALEXANDRE GUARNERI. Je grandis à Bobigny, dans les années 1980. Adolescent, j’ai mes techniques pour me faire un peu d’oseille. Je tape des vêtements dans les boutiques, notamment chez Marmon Sports à Aubervilli­ers, et je les revends derrière, aux potes, autour de moi. Il y a du Ellesse, du Sergio Tacchini, du Fila. Des amis me ramènent aussi du faux Lacoste de Naples. J’achète le polo 50 francs, je le revends 100. Je me débrouille, ça fonctionne. En 1987, je rencontre Steph Cop, un graffiti artist. Il est membre du crew Control Of Paris (COP), avec Joey Starr et d’autres. Il fait des t-shirts à la main, avec des noms et des dessins de bonhommes dessus. Il vend aussi un t-shirt avec un signe « peace », et un autre avec un b-boy. Ça me plait bien. Comme je sais que je peux écouler des t-shirts, je lui propose de les produire de manière plus « industriel­le », par lot de 50 ou 100. On trouve un mec qui fait de la sérigraphi­e à Épinay, plutôt sur des stylos ou des objets pour les cadeaux d’entreprise, mais pas grave, on se lance. On achète des t-shirts Fruit of the Loom en gros et on sérigraphi­e dessus.

ARMEN DJERRAHIAN. À la même époque, fin des années 1980, début 1990, le graffeur Colt fabrique ses propres t-shirts. Je me souviens des « Free Mike Tyson », « Pitbull Posse » ou du fameux « Fuck Da RATP Movement », qui se vend énormément à Paris. Il dessine tout à la main, c’est vraiment artisanal. Il n’y a pas encore l’idée de faire une marque, d’investir de l’argent, de faire une collection… On est encore loin de tout ça.

ALEXANDRE GUARNERI. On arrive à placer les t-shirts dans certaines boutiques à Paris, chez Ticaret et Galerie 92. On vend aussi de la main à la main dans les Zulu Parties. C’est à cette époque que je m’aperçois que certains magasins vendent des baskets super chères, des Fila Fitness notamment, c’est quelque chose comme 900 francs la paire. Je me dis qu’il faut trouver un moyen de ramener ça nous-mêmes sur Paris. En 89, je pars aux Étatsunis et je commence à importer des baskets. Je trouve aussi des casquettes « New York », puis des fringues de la marque Cross Colours. Quelques mois plus tard, en 1990, on ouvre une boutique à Paris, rue Saint-denis, à Châtelet. En fait, je me suis arrangé avec le gérant d’un magasin pour sous-louer une partie de son espace. Je peux me le permettre grâce à l’argent de la revente des baskets de New York à Galerie 92. Le magasin s’appelle New York Store. Peu de temps après, on ouvre une « vraie » propre boutique, Double Source, toujours à Châtelet.

DABAAZ. Avant New York Store et Double Source, il fallait aller à New York pour trouver de quoi s’habiller, ou bien trouver quelqu’un pour te ramener des choses. Il y avait beaucoup de fantasmes. Les vêtements hip-hop étaient rares, précieux, il y avait de l’attente, du désir autour de certaines fringues, parce que c’était très compliqué de se les procurer. C’était déjà galère de trouver un disque de rap. Alors trouver la paire de Nike sur la pochette…

ARMEN DJERRAHIAN. C’est l’époque où des marques streetwear commencent à naître aux États-unis, comme Brooklyn Head Hunters ou PNB Nation. La plaque tournante à Paris, c’est Alexandre. Quand on veut un truc américain, on va chez lui et nulle part ailleurs.

ALEXANDRE GUARNERI. Je me fais des allers-retours une fois par semaine, c’est assez fou. Ça m’arrive même de faire un aller-retour dans la journée : je pars le matin, je reviens le soir. J’achète des Delta Pass, l’équivalent de l’inter Rail pour l’avion. Je paie environ 900 dollars et je peux faire des trajets librement pendant un mois. Je me balade partout aux États-unis et je remplis des valises entières. Je trouve des doudounes à Jersey City, des baskets Patrick Ewing dans le Queens à New York, des varsity Nike Air au Texas… Une fois, à Chicago, je trouve des pièces de fou. Je prends tout ce que je peux, mais surtout je me dis que je vais revenir. Sauf que quand j’y retourne, plus de boutiques, plus de stock, plus rien. Entre temps, il y a eu des émeutes dans toute la ville (après chaque titre NBA

Au début des années 1990, les marques issues de la culture hip-hop envahissen­t Paris, puis la France. Le succès est fulgurant, la chute sera brutale. Voici l’histoire de Homecore, Triiad, Com8, Bullrot, Royal Wear, African Armure et toutes les autres…

des Chicago Bulls, en 1991, 1992, 1993, 1996 et 1997, des émeutes importante­s ont éclaté dans la ville, faisant même sept morts en 1997, ndlr). Je vais aussi chez les fournisseu­rs pour chercher des choses nouvelles. Dans un mall à Los Angeles, je tombe sur un type qui vend la marque Refrigiwea­r, par exemple. Le logo est génial, un chien qui tient un panneau avec le nom de la marque. Je prends le catalogue et je vois qu’ils ont une usine à Jamaica, dans le Queens. J’achète des pièces et je les ramène à Paris. La qualité est bonne, ça plait. Dans la foulée, j’apprends qu’ils ont aussi une usine au Portugal. Je vais là-bas un été et je me rends compte que les employées ne font rien devant leurs machines. Elles me disent qu’elles n’ont pas trop de commandes, qu’elles sont en attente… Je demande si elles peuvent me faire des vêtements, elles me disent oui. Je prends les modèles Refrigiwea­r et je les retravaill­e à ma sauce, en faisant broder Homecore dessus. Tout commence comme ça, en 1992.

ARMEN DJERRAHIAN. Il leur fallait un logo et c’est Steph des COP qui l’a dessiné. La fameuse croix avec la flamme. Très vite, tout le monde a commencé à mettre du Homecore sur Paris.

ALEXANDRE GUARNERI. Homecore explose tout de suite. Il n’y avait rien avant, si ce n’est ce qu’on ramenait des États-unis. Mais là-bas, les coupes étaient vraiment très larges, adaptées au goût américain. Nous, on amène un peu plus de raffinemen­t. Notre message, c’est : « Nous aussi, en France, on peut faire des choses qui défoncent. » « Home », c’est pour la France. « Core », pour le truc qui défonce.

DAN. Quand ça commence, on est contents parce que ce n’est pas l’oncle Sam ou LVMH qui fait ça. Ce sont des vrais mecs de la rue.

DABAAZ. Homecore n’essaie pas de pomper les Américains. Il y a une qualité supérieure, un côté parisien. Les couleurs sont toujours bien vues, les coupes sérieuses. Ils ont de bons tissus, des kakis, des camos, ils font des cuirs, de grosses pièces, des ensembles. Et leur logo est assez petit, sur la poche.

JAY SMITH. C’est une vraie traduction française du style hip-hop. Ce sont des t-shirts, des sweats, des hoodies, avec des « fit » européens, et toujours beaucoup de détourneme­nts militaires, le tout avec une grosse connexion graffiti.

MAÏ LUCAS. Homecore créé rapidement une marque pour les filles, Lady Soul. Le logo, c’est une petite fille qui mange une sucette, La Choupette. C’est assez exceptionn­el, pour l’époque. Avoir un dessin sur un habit, ça n’existe pas à l’époque, ou bien c’est pour les enfants, des t-shirts Disney…

MARION. Je me souviens d’une fille qui s’est même fait tatouer La Choupette. Tous les samedis, dans la boutique où je travaille, à Toulouse, il y a la queue. La pièce phare à l’époque, c’est la doudoune mi-longue, cintrée. Elle coute 1000 francs, c’est cher pour l’époque. Mais ça part très bien. On vend aussi des jupes, des robes, pas mal de t-shirts en lycra épais et moulant, des baggies, des strings… Et la clientèle est assez diverse. Il y a des ados, des trentenair­es, des filles hip-hop, des bourgeoise­s…

DABAAZ. À Paris, la boutique Homecore brasse large également. Tu peux aussi bien y croiser Béatrice Dalle et Joey Starr que des cailleras de banlieue ou une jeune Parisienne. Ils ont plein d’accessoire­s à vendre, des mixtapes aussi. Et il y a toujours du bordel devant. On est en plein Châtelet…

KURT BROKEN. Il n’y a que des petites boutiques indépendan­tes dans le quartier à l’époque. Ceux qui travaillen­t là sont des passionnés. Il y a des danseurs, des DJ ou juste des kiffeurs, à fond dans le mouvement hip-hop. Certaines boutiques peuvent faire peur parce que les mecs ne sourient pas ou ne disent pas bonjour, il y a cette attitude très « rue ». Mais ce n’est pas du tout le cas chez Homecore. J’y vais pour dépenser tous mes francs. Et je négocie. Il me manque un peu parfois, mais les vendeurs me disent toujours : « vas-y c’est bon. »

MARION. Il y a quelque chose de très bienveilla­nt chez Homecore, à cette époque. Les filles, notamment, sont bien traitées. En tant que simples vendeuses, on nous fait parfois monter à Paris pour voir les collection­s et donner notre avis. Les boss nous amènent déjeuner. À table, ils font des tours de magie. Ils ne cultivent pas du tout un truc street intimidant, au contraire.

KURT BROKEN. Il y a une communauté qui se forme autour de Homecore. Du coup, on protège un peu la marque. Dans la rue, quand on me demande où j’ai trouvé mon sweat, je réponds souvent que je ne sais plus… Avant Internet, Homecore a compris comment générer une communauté. Tout est fait à l’instinct, mais c’est hyper efficace. Quand ils font des soldes privées, les prix sont incroyable­s : un pantalon à 300 francs, il est en vente à 15 francs. Mais pour aller aux soldes privées, il faut que tu fasses déjà partie de la clientèle et qu'ils aient ton adresse postale…

GREG HERVIEUX. Je m’occupe de la distributi­on de Homecore pendant trois ans, jusqu’en 1995. Cette année-là, un gars de Cannes qui dirige une boutique hip-hop et revend beaucoup de Homecore arrête pour monter à Paris. Il est un peu en galère, il me demande de l’aider pour qu’on fasse un truc ensemble. C’est comme ça qu’on lance Triiad.

ARMEN DJERRAHIAN. Hardcore Session et Wrung naissent aussi à cette époque, lancée par des graffeurs. C’est le début du mouvement.

GARY BIJOUX. Le plus impression­nant dans le lot, au début, ce sont les Toulousain­s de Bullrot. Ils sont très profession­nels. Ils développen­t des broderies 3D, des rubber patch… C’est du lourd.

MARTIAL. Bullrot, ils arrivent avec des épaisseurs de sweat impression­nantes, de véritables armures. Et ils prennent soin du packaging. Dans ma boutique, à Montpellie­r, on reçoit tous les t-shirts Bullrot dans des bombes de peinture d'environ 50 centimètre­s. Ils nous fournissen­t aussi en posters et en stickers, les clients pètent un câble.

PAPOU. Je voyage beaucoup aux États-unis dans les années 1990. Je ramène des vêtements pour les revendre chez nous, dans les quartiers, dans le Val-de-marne. Le label Bad Boys vient de se créer, Puff Daddy a lancé la marque Sean John. Avant, LL Cool J s’était associé à FUBU, « For Us By Us », « Fait par nous, pour nous ». Cette idée est essentiell­e. Quand mon groupe, la Mafia K’1 Fry, commence à exploser, on se dit vite qu’on veut porter nos propres vêtements. Ça commence comme ça, simplement. Pour faire comme les Américains.

KURT BROKEN. Plein d’autres marques voient le jour au cours de cette décennie. Certaines durent seulement un an ou deux. Je me souviens d’urban Act, qui a fait une pub avec le DJ Dee Nasty. Il y a aussi Adedi, liée au Saïan Supa Crew, ou bien Rumble, lancée par la boutique Ekirok, à Châtelet. Et d’autres encore plus pointues, comme Hixsept.

JAY SMITH. Toutes ces marques viennent remplir un vide. Aucun vêtement ne nous ressemblai­t avant. Là, d’un coup, on peut acheter des fringues hip-hop. Et françaises, en plus !

ALEXANDRE GUARNERI. On appelle encore ça des sapes de hip-hop. Le mot « streetwear » arrive juste après. Je ne trouve pas la dénominati­on très appropriée. Parce que finalement, toutes les sapes sont des sapes de rue. Mais les gens ont besoin de mettre un nom sur le truc.

GREG HERVIEUX. Chez Triiad, fallait que les fringues soit identifiab­les, que ce soit lourd. On commence à travailler les lettrages type « graffiti ». L’idée, c’est « j’arrive avec mes gros sabots, je me pose et je te mets un gros logo dans la gueule ». C’est assez guerrier comme propositio­n.

DAN. Déjà, à l’époque de Public Enemy, leur logo sur les bombers était énorme. L’idée, c’est de sortir du lot, d’être visible. Tu ne vas pas donner envie avec un petit macaron sur le coeur…

GREG HERVIEUX. Il y a souvent une poche secrète dans nos vêtements, pour que nos clients puissent cacher leur morceau de shit… Mais on essaie d’aller plus loin que ça, il y a une réflexion culturelle autour de nos vêtements. On fait des djellabas, en 1999, par exemple.

DABAAZ. À cette époque, il y a encore un côté « entre soi », « for us by us ». On n’est pas du tout ouvert à la mode ou aux gens qui n’ont pas l’esprit hip-hop. Les marques ne prennent des pages de publicité que dans les magazines hiphop. Ils matraquent Paris avec des stickers, des pochoirs, toujours avec un côté vandale.

GREG HERVIEUX. Dans les salons (où les marques vendent leurs collection­s aux détaillant­s plusieurs mois avant qu’elles n’arrivent en boutique, ndlr), on ne parle pas aux mecs de la mode. On nous invite, mais on ne veut pas être amis, on ne se mélange pas. On sticke les salons, on les défonce même. On va sur les stands des autres marques, on colle des stickers et on tague. Ça rend fou tout le monde.

ALEXANDRE GUARNERI, CO-CRÉATEUR DE LA MARQUE HOMECORE

« AVANT HOMECORE, ON NE PORTAIT QUE DES FRINGUES AMÉRICAINE­S. LÀ, NOTRE MESSAGE, C’ÉTAIT : “NOUS AUSSI, EN FRANCE, ON PEUT FAIRE DES CHOSES QUI DÉFONCENT” »

JAY SMITH. À ce moment-là, les boss du milieu, ce sont les « jeaners » : Diesel, G-star, Miss Sixty… C’est indécent. Les mecs voyagent en jets privés, ils ont des stands de 300 m2 sur les salons, deux étages, un restaurant. Il y a comme un mépris de classe, ils nous regardent de haut. Alors le grand jeu des marques street, c’est de foutre la merde, de mettre le plus de stickers partout… C’est la guerre, mais, en même temps, dans la rue, on voit que les gens portent les deux ensemble. Un jeans G-star avec un t-shirt Triiad ou Homecore, par exemple.

ARMEN DJERRAHIAN. Ces marques renvoient souvent à des clans, dans le rap. La Cliqua porte du Wrung, par exemple. Homecore, au début, est très lié à la clique de NTM.

ALEXANDRE GUARNERI. Steph est très pote avec Joey Starr, c’est pour ça que le crew NTM et leurs proches, comme Raggasonic, s’habillent en Homecore. On en voit dans plein de clips de l’époque.

DABAAZ. Le meilleur représenta­nt de Homecore au départ, c’est Joey Starr. Le mec a réussi mais il traîne encore à Châtelet la journée. Le soir, il est dans les boîtes VIP avec des acteurs. Il fascine pas mal de monde.

KURT BROKEN. À cette époque sort une pub Homecore avec Joey Starr qui tient les seins de Julia Channel, avec des gants. C’est complèteme­nt emblématiq­ue.

ALEXANDRE GUARNERI. On s’est inspirés d’une couverture incroyable de Rap Pages, un magazine américain, avec Ol’ Dirty Bastard.

DABAAZ. Les liens avec le rap sont vraiment étroits. Homecore sort une compilatio­n en 1999 et ils invitent mon groupe, Triptik. On traîne vachement à la boutique, à l’époque. Il y a aussi Disiz sur l’album. Dans le clip de J’pète les plombs, je me souviens qu’il porte un ensemble en nylon de la marque. Et sur la pochette de son premier disque, son pantalon est aussi un Homecore.

MAÏ LUCAS. Quand on fait des photos de rappeurs ou de b-boys à cette époque, ils n’ont pas de fringues, donc on doit faire du stylisme. Le plus souvent, on va se fournir chez Homecore.

ARMEN DJERRAHIAN. Un jour, Joey Starr arrive sur le plateau de Nulle Part Ailleurs, sur Canal +, avec un sweat et un bandeau de la marque Ellesse. Dans les jours qui suivent, les fringues sont sold out partout. Les équipes d’ellesse approchent Joey pour lui filer des fringues, mais lui est plus malin… Il comprend l’impact qu’il a, donc il se dit : « Pourquoi ne pas faire ma propre marque plutôt que de donner du crédit à d’autres qui, à la base, n’en ont rien à foutre de nous ? » Dans le clip de Ma Benz, qui sort fin 98, Joey est habillé en Com8, sa marque à lui.

SULLY SEFIL. Évidemment, ça nous donne à tous des idées. Je suis rappeur, je bosse dans la musique, j’ai déjà la culture de la débrouille, j’ai appris à faire des vinyles tous seuls, à les amener au pressage, à les commercial­iser… Donc, je me dis que lancer une marque, ce n’est pas très compliqué. Je bosse déjà avec une grosse boîte de sérigraphi­e à Vincennes, qui s’appelle Pelikan, et j’ai déjà le « R » couronné comme logo du label, Royal Produkshun. Donc Royal Wear nait très naturellem­ent.

PAPOU. Pour les concerts de la Mafia K’1 Fry, il nous faut une pièce forte sur scène. C’est comme ça qu’on met au point la veste en cuir en 2000. L’idée c’est vraiment de dire :

PAPOU, MEMBRE DE LA MAFIA K’1 FRY ET CRÉATEUR DE LA MARQUE AFRICAN ARMURE

« ON FAIT FLIPPER TOUTE L’INDUSTRIE DU TEXTILE. LÀ OÙ, AVANT, TU TROUVAIS DU HUGO BOSS, C’EST REMPLI D’AFRICAN ARMURE, DE BULLROT… »

« La Mafia, c’est nous. » Au départ, je la porte en mode piraterie, je n’en produis que pour le crew. Je n’ai aucune idée que ça va si bien marcher. Et puis on commence à en faire pour les gens autour de nous, et ça explose comme ça. Je comprends lors d’un concert à Toulouse que c’est gros. Je regarde le public quand j’arrive sur scène et je vois que tout le monde est habillé en Mafia K’1 Fry et en African Armure.

JAY SMITH. Assez rapidement, les marques investisse­nt des endroits où on ne les voyait jamais. Triiad, par exemple, habille tout Canal +. À la télévision, tu n’as que du streetwear à l’écran, à cette époque.

GREG HERVIEUX. Celui qui nous a ouvert les portes, c’est DJ Abdel. Je l’ai rencontré à l’époque d’alliance Ethnik, quand on avait fait la tournée avec eux. Abdel a commencé à porter la casquette Triiad en 1996, puis il s’est mis à bosser chez Canal +. On a rencontré Jamel Debbouze et Omar Sy et tout s’est enchaîné… À l’antenne, on ne voit que nous. Et personne ne se demande si c’est sponso ou pas. C’est juste comme ça. On donne des vêtements à des graffeurs, des DJ, des comiques, parce que c’est nos potes. Ce n’est pas un business plan, c’est organique. Pendant deux ans, c’est n’importe quoi. Je joue au foot avec Alain de Greef dans les couloirs de Canal +, il porte un sweat Triiad. Les gens de Groland portent du Triiad. Éric et Ramzy aussi. Gad Elmaleh avait une casquette dans son spectacle quand il faisait un personnage de banlieue. Quand ils font des sketchs sur les sportifs, les Guignols prennent aussi du Triiad.

DABAAZ. Cette époque où l’undergroun­d accède à la télé ou le cinéma, j’appelle ça « l’effet Coupe du Monde ». Alain Chabat traîne avec Joey Starr et des mecs qui étaient en banlieue dix ans plus tôt se retrouvent dans les bureaux de Canal + à filer des sweats à untel et untel. La mode se répand, ce n’est plus « for us by us ». Tout le monde est content de porter du streetwear. On est le mouvement cool.

GREG HERVIEUX. Jamel parle de Triiad à Anelka. Un jour, il arrive avec sa Ferrari devant le magasin. C’est l’émeute. En 2000, après la victoire de l’équipe de France à l’euro, Thierry Henry descend les Champs-élysées avec un bob Triiad. C’est Jamel qui lui a donné. Le téléphone n’arrête pas de sonner. On a vendu énormément de bobs.

GARY BIJOUX. La marque de Kool Shen, 2 High, se lance en 2000. Le succès est immédiat. La deuxième année, on dépasse les deux millions d’euros de chiffre d’affaires. Ça marche à cause de la notoriété de Kool Shen. Tout est basé là-dessus. En quelques mois, Com8 a atteint les neuf millions d’euros de chiffre d’affaires.

GREG HERVIEUX. À cette époque, on voit aussi apparaître la Star Academy ou Loft Story. II y a plein de mecs qui portent du Triiad dans le lot. Sans faire exprès on a les bons, enfin ceux dont tu te souviens, Jean-pascal, Georgesala­in, Jean-édouard…

GARY BIJOUX. Le côté paradoxal, c’est que la plupart de ces marques viennent de Paris, mais qu’une grande partie du business se fait en province.

MARION. Rue des Filatiers, à Toulouse, il y a Lady Soul d’abord, et puis très vite derrière ouvrent Com8, Bullrot, Triiad… Ça devient la rue streetwear. Nike finit même par s’installer là pour profiter du voisinage

MARTIAL. Notre boutique est située rue de la Loge, axe mythique et principal. de Montpellie­r. Nos vitrines sont en mode full streetwear, avec des bombes de peinture, des chaînes en or, des grillz. C’est assez perturbant pour les gens qui passent dans cette rue, parce qu’on est à côté de marques lambda, de Camaïeu, de Petit Bateau… Notre boutique est un ovni. Tout le monde vient, aussi bien les familles bourgeoise­s avec la maman avocate qui accompagne son fils pour un sweat Com8 ou Royal Wear, que le mec de cité avec son pitbull qui veut une muselière Bullrot.

GREG HERVIEUX. Les marques qui arrivent dans un second temps ne font pas partie de notre univers. Parce qu’en fait, ce sont des marques du Sentier, ils sont en deal avec eux. Certaines ont une connexion avec la culture urbaine, le quartier, mais ce n’est pas street. C’est factice.

ALEXANDRE GUARNERI. Des nouvelles marques arrivent, des opportunis­tes. Parce qu’il y a un marché, et ils voient la possibilit­é de se faire des sous. Tout simplement. C’est toujours la même histoire.

GREG HERVIEUX. Sport 2000 nous appelle. Made In Sport aussi, après le coup de Thierry Henry avec le bob. Ils veulent nous acheter 80 000 bobs, alors qu’on en fait que 3000 ou 4000 par an. On refuse, ça nous soule. On ne fait pas le même métier. La culture est importante, si tu n’as pas ça, tu perds tout. Nous et Homecore, on est très vigilants là-dessus. Clairefont­aine nous propose 5% pour être sur tous les cahiers des écoliers à la rentrée. J’ai refusé tous ces deals-là…

PAPOU. Carrefour vient pour African Armure. Je refuse également. Cette marque, c’est devenu mon rap, au final. Je m’exprime à travers les vêtements. On a beaucoup de t-shirts ou de produits avec des messages, des textes dessus. Pour moi, ça ne correspond pas à Carrefour. Je les veux bien, ces 200 000 euros… Mais pas comme ça. Je ne regrette pas de ne pas l’avoir fait.

ALEXANDRE GUARNERI. Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce mouvement chamboule des choses, dépoussièr­e tous les codes et pousse certaines marques dehors. Il redistribu­e les cartes. Sans aucune formation, des mecs arrivent et font des sapes, sans savoir du tout comment ça marche, sur un marché préalablem­ent trusté par des grosses marques.

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En 2002, le groupe 113 en African Armure. (Photo Philippe Lecoeur)
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En 2003, plusieurs membres du collectif Mafia K'1 Fry. (Photo Philippe Lecoeur)
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En 2001, répétition du groupe État Major, à Marseille. (Photo Jean-erick Pasquier)

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