L'étiquette

L'ODEUR DE LA RUE

Désirés, copiés, célébrés dans le rap, les parfums sont devenus de vrais objets de fascinatio­n. Certains d’entre eux, Bois d’argent en tête, ont même fait naitre une contre-culture de la parfumerie.

- par pierre-philippe berson

Le choc a lieu dans une Citroën C4, un samedi après-midi, en 2016. Ce jour-là, Luchino attend Mano et Amir, ses deux amis de la cité du Noyer-crapaud, à Soisy-sous-montmorenc­y, dans le Val d’oise, en bas de chez lui. Quand il monte dans la voiture, une odeur le fait immédiatem­ent tiquer. « C’est quoi ce truc ? Ça sent bon. » Les trois garçons aiment les parfums. Ils scrutent les sorties, achètent, s’échangent « quelques pschitts » et se vaporisent en toutes circonstan­ces, même quand ils font du sport, « juste pour laisser une trace derrière soi », dit Luchino. Mais cette fois-ci, l’odeur, assortimen­t subtil d’iris et d’encens, est inconnue. Mano sourit, c’est le collection­neur du trio. Dans le meuble de sa salle de bain, il conserve des dizaines de flacons, dont certains sont encore sous film plastique. Sa dernière acquisitio­n, c’est Bois d’argent. Les trois garçons en parlaient depuis des mois, ils savaient que ce parfum Dior était porté par des anciens du quartier mais dans la Citroën C4 de Mano, ce jour-là, ils le sentent vraiment pour la première fois. Les mois suivants, l’odeur envahit leur vie. Dans la rue, dans le RER ou en soirée, Luchino reconnaît quotidienn­ement Bois d’argent autour de lui. Quand le jeune homme, photograph­e et cinéaste, réalise son premier long métrage – « l’histoire d’un jeune type qui bascule du côté obscur… » – le titre du film s’impose de lui-même : Bois d’argent, « parce que c’est l’odeur de la banlieue ».

Combien de flacons Bois d’argent s’écoulet-il chaque année ? Impossible de connaître le bilan des ventes, tenu secret par Dior : « Nous ne communiquo­ns pas de chiffres sur nos performanc­es », indique par e-mail le service marketing, qui consent tout de même à livrer un indice sur l’hyper-popularité du produit : « Bois d’argent est le parfum le plus vendu au sein de la Collection Privée, sa croissance et son positionne­ment en tant que bestseller de la gamme demeure d’année en année. » Sorti en 2004, Bois d’argent a été conçu par un nez des plus illustres, Annick Ménardo, une femme décrite par un profession­nel du secteur comme « rock‘n’roll, indépendan­te et dotée d’un style bien à elle ». C’est également elle qui a concocté des succès comme Hypnotique Poison ou Lolita Lempicka. Dès sa sortie, Bois d’argent se fait remarquer, non pour son caractère ambré et ses notes de cyprès, mais pour son positionne­ment marketing. C’est le premier parfum mis en vente par Dior sous l’étiquette « Collection Privée », une gamme échappant au réseau classique des boutiques Marionnaud ou Sephora. Les parfums Collection Privée sont distribués uniquement dans les boutiques en propre de la marque, dans les grands magasins et dans les duty-free d’aéroports, avec un prix à la hauteur de ce positionne­ment haut de gamme : 250 € les 125 ml. « Ce n’est pas une tranche de prix qui permet de faire des millions de ventes comme les classiques mainstream type La Vie est Belle, ou du Paco Rabanne. Là, les ventes ne se comptent pas en millions, mais en centaines de milliers », calcule « L’ancien », animateur du podcast spécialisé La Parfumerie. En quelques années, ce dernier a assisté à la transforma­tion du parfum en phénomène dans la périphérie des grandes villes françaises. « Certains parfums

cartonnaie­nt déjà dans la street dans les années 1980. Déclaratio­n de Cartier, par exemple. Mais Bois d’argent est le premier blockbuste­r de cette ampleur. Pourquoi ? Parce que le marketing est parfait : nom qui claque, flacon magnifique, jus de très bonne qualité. C’est un grand parfum. Surtout, c’est un parfum qui sent cher. C’est Le Parrain, version odeur. En banlieue, tout le monde l’a ou l’a eu à la maison. Soit le vrai, soit le générique. »

PARFUMS GÉNÉRIQUES

ET FONDS DE CUVE

L’industrie de la parfumerie a ceci de particulie­r qu’on ne peut déposer une odeur. Une zone grise existe donc entre les parfums originaux et leurs contrefaço­ns, totalement illégales, reprenant à la lettre près le nom et le design du flacon. À mi-chemin fleurissen­t ainsi des « parfums génériques » ou des « contretype­s » qui ne prétendent pas être estampillé­s Dior, mais se rapprochen­t le plus possible de l’odeur originale. Baptisés Bois ou Bois Intense, ces presque vrais mais quasiment faux parfums se vendent sur Snapchat, Instagram ou aux puces de la Porte de Clignancou­rt pour une vingtaine d’euros le flacon. Devant sa boutique aux étagères remplies de Nike, sur un présentoir blanc à même le trottoir, Ahmed asperge l’avant-bras du moindre client en approche. « L’odeur ne bouge pas, elle tient douze heures, même quand tu transpires en pleine canicule », jure-t-il après une rafale de cinq ou six pulvérisat­ions. La couleur du générique est plus foncée, son odeur plus agressive ? Pas grave, cela pourrait être pire. « Le générique est parfois insupporta­ble, raconte encore L’ancien. Tu peux laver tes fringues trois fois à la machine, ça sent encore. Des mecs ont eu des plaques rouges sur la peau tellement le jus est concentré. J’ai un pote, il se massacrait au Bois générique. Un jour il est venu me voir à l’hôpital, les infirmière­s se plaignaien­t : “Monsieur, s’il vous plait, éloignez-vous.” » Au fil du temps, les génériques se sont pourtant améliorés. Produits dans des laboratoir­es en Île-defrance ou à Grasse, ils ont peu à peu approché l’élixir Dior au point, aujourd’hui, de décontenan­cer certains profession­nels. Créateur de la marque Parfum d’empire, Marc-antoine Corticchia­to se souvient de sa visite, un soir, dans une épicerie, près de la place de l’étoile. Au moment de passer à la caisse, surprise : rangé entre bonbons et paquets de chewing-gum, « un flacon merdique rempli d’un parfum jaune, dessus un Post-it avec écrit “Bois d’argent”. Le gars me dit : “Tiens, tiens, prends, vas-y.” Je l’essaie. C’est une bombe, le truc. Il tient, il a de vraies belles matières premières alors que c’est un parfum à trois balles. Ça m’a démoralisé. Je me suis dit: “C’est pas possible, comment ils ont réussi à faire aussi bien ?” » Vrais et presque vrais finissent ainsi par se confondre. Au point que les ventes de parfums génériques puissent booster les ventes de parfums authentiqu­es? C’est la thèse de L’ancien : « Pour la marque, c’est difficile d’assumer, mais le phénomène a servi Dior.

La banlieue a rendu le parfum célèbre. Et les filles finissent souvent par offrir le vrai à leur mari… »

Bois d’argent est devenu une icône, en banlieue, où il charrie même mythes et croyances. On le dit, par exemple, aphrodisia­que. « Je connais un mec qui en a mis, une femme l’a senti et elle l’a agressé, je te jure, ça les rend folles », baratine un vendeur en doudoune sans manches de la Porte de Clignancou­rt. La légende du « fond de cuve » est à peine plus crédible. « Parfois, un gars assure que c’est du vrai alors que tout sent le mauvais faux. Pour te convaincre, il te dit : “Si, si,

« BOIS D'ARGENT, C'EST UN GRAND PARFUM. MAIS C'EST SURTOUT UN PARFUM QUI SENT CHER. C'EST “LE PARRAIN”, VERSION ODEUR »

l’ancien, animateur du podcast la parfumerie

c’est un fond de cuve Dior que j’ai acheté à un pote” », raconte L’ancien, qui s’empresse de tuer le mythe : les cuves de parfum n’existent pas. En réalité, seul Guerlain, poids-lourd de la parfumerie dispose de cuves, évidemment surprotégé­es. Les autres maisons, Dior y compris, ont recours à des sous-traitants. Bois d’argent a ainsi été conçu et reste fabriqué par Firmenich, un fabricant d’arômes qui expédie ses créations chez le conditionn­eur. Le flacon de Bois d’argent donne également lieu à un véritable fétichisme. Par définition invisible sur une photo, le parfum a besoin d’exister visuelleme­nt pour fleurir sur les réseaux sociaux et assurer des likes à celui qui en porte. Ces dernières années est donc apparu un drôle de phénomène : le selfie avec parfum. Le Zen appelle cela « le trophée de salle de bain ».

Bois d’argent est naturellem­ent le parfum le plus cité par les rappeurs, de SCH à JUL en passant par Fianso. Le premier à lui offrir une telle visibilité fut Alonzo, en 2012 dans Carré VIP. « Gourmette en or, Bois d’argent Dior », chante le Marseillai­s. Quelques années plus tard, dans leur morceau La Veine, le duo Dospunto chante ce parfum qui a colonisé toutes les narines de leur ville d’origine, Montigny-lès-cormeilles. « Le Bois d’argent, c’est devenu un classique chez nous et tout autour. Ce n’est pas seulement le nom du parfum qui est connu, c’est carrément l’odeur. À tel point qu’il y a des dérivés avec musc ou en spray d’intérieur. L’odeur est rentrée dans nos moeurs », raconte le duo. Depuis trois ou quatre ans, d’autres références tentent de prendre la relève, à commencer par Baccarat Rouge, édité par Francis Kurkdjian et devenu Crystal Baccarat dans sa version générique ; ou Gris Montaigne, de la Collection Privée Dior, rebaptisé Gris. Ces parfums, qui semblent aujourd’hui avoir gagné leurs lettres de noblesse, apparaisse­nt ainsi dans les textes de SCH et JUL.

CUIR TOSCAN ET PORTIQUES

D’AÉROPORT

Cet attrait pour le parfum pourrait-il venir des États-unis ? Là-bas, depuis vingt ans, les rappeurs ont en effet développé leurs propres marques. En 2002, Cam’ron, le chanteur de Harlem, est le premier à ouvrir le bal, lors du lancement de son single Oh Boy. Pour l’accompagne­r, un clip tourne en boucle sur MTV. Entre deux virées dans Manhattan en Lamborghin­i dorée, la caméra s’attarde sur un flacon au liquide bleu fluo, qui trône sur un présentoir en forme de colonne grecque. Léger zoom. Bien en évidence, l’étiquette indique Oh Boy. Un parfum pour accompagne­r un single : le coup marketing est réussi et donnera envie à plein d’autres artistes. 50 Cent, Jay-z, P. Diddy, puis Drake, Travis Scott, Tyler The Creator… Tous ont sorti leur parfum. Avec des succès différents. « Dans le genre, le classique par excellence reste le parfum de P. Diddy, Unforgivab­le, sorti en 2006. On le sentait partout dans New York », rappelle Michael Saponara, journalist­e pour le webzine newyorkais Hiphopdx. Sept ans plus tard, un autre parfum de rappeur fera parler de lui, dans un registre très différent. En 2013, dans le morceau Tuscan Leather de Drake, le rappeur de Toronto, flacon de Drakkar Noir tatoué sur le dos, chante : « Tom Ford tuscan leather smelling like a brick ». L’artiste dit au micro ce que la rumeur propage sous le manteau. Le parfum en question, Tuscan Leather de Tom Ford, aurait l’odeur de la cocaïne. La fragrance hérite illico d’une aura gangstéris­te, les ventes explosent et la culture du parfum fait instantané­ment un grand bond en avant chez les jeunes Américains.

En France, aujourd’hui, près de vingt ans après sa sortie officielle, c’est encore Bois d’argent qui sert le plus souvent de porte d’entrée dans l’univers de la parfumerie. Désormais, des boucles Whatsapp proposent des infos sur les nouveautés des marques, des chaînes Youtube livrent des conseils pour bien se parfumer. Il est ainsi recommandé de vaporiser les points chauds, comme les plis du coude ou le cou, là où la chaleur humaine est la plus intense, de façon à mêler fragrance et effluves corporelle­s, donnant à cet un alliage une odeur propre à chacun. Avec leur podcast La Parfumerie, L’ancien et Le Zen tentent eux de démocratis­er le langage du parfum. Respective­ment originaire­s de Créteil et Bobigny, ces deux autodidact­es ont passé leur jeunesse aux Galeries

Lafayette et au Printemps à sentir et fantasmer sur des parfums. La Parfumerie cumule aujourd’hui 150 000 écoutes, avec une audience à 70% constituée d’hommes, « dont la plupart vivent en banlieue». «Ces gars sont souvent très calés et connaisseu­rs, raconte L’ancien. Ils ne se contentent pas des grandes marques et des parfums que tout le monde connaît. Ils cherchent, ils en parlent… » Marc-antoine Corticchia­to n’est pas étonné. « Je fais beaucoup de conférence­s, je prends souvent l’avion avec des flacons dans mes valises. À l’aéroport, au moment de passer les contrôles, les hommes de la sécurité me demandent souvent : “Vous travaillez dans le parfum ?” Et ils enchaînent en me disant ce qu’ils portent. Parfois, c’est Invictus ou One Million, des parfums que je déteste, mais pas toujours… C’est assez touchant. J’ai le sentiment que pour eux, le parfum est un premier pas dans le monde du luxe.” L’ancien acquiesce : « L’idée, c’est de s’approprier quelque chose qui n’a pas été conçu pour nous. D’ailleurs, un parfum ne cartonnera jamais en banlieue s’il n’est pas cher. Il doit être cher, et il doit sentir cher. » ♦

 ?? ?? À droite, l'original ; à gauche, le générique.
À droite, l'original ; à gauche, le générique.
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À droite, l'original ; à gauche, la copie.

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