Gilets jaunes : “une jacquerie moderne”
Le politologue Jérôme Sainte-Marie revient sur la nature du mouvement après la mobilisation nationale contre la hausse des prix du carburant.
l’express Que retenez-vous de l’ampleur du mouvement des gilets jaunes ?
Jérôme Sainte-Marie C’est une réussite en ceci qu’il n’était pas évident que l’émulation virtuelle sur Internet se traduise par une mobilisation concrète. Cela témoigne de la profondeur du ressentiment, en dehors des rituels codifiés des manifestations syndicales classiques. Ce mouvement transpolitique a trouvé son homogénéité dans une appartenance sociologique très marquée – la France qui travaille mais qui a du mal à s’en sortir – ainsi que dans une communauté de détestation à l’égard du pouvoir en place. Y compris dans des formes parfois acrimonieuses.
Quelle est la singularité de ce mouvement, notamment par rapport à celui des Bonnets rouges en 2013 ?
J. S.-M. C’est sa généralité. Il n’a pas de dimension régionale, comme en avait le mouvement breton des Bonnets rouges. Il n’est pas non plus lié à une activité professionnelle précise, comme avait pu l’être, par exemple, la mobilisation contre les taxes des carburants, menée par les professionnels de la route en septembre 2000.
Son objet originel n’est pourtant pas général. Il s’agit de protester contre la hausse des taxes sur les carburants…
J. S.-M. C’est précisément un sujet qui touche énormément de monde. Dans le budget des Français, les dépenses liées à l’automobile arrivent en deuxième position. Mais il ne s’agit là que du déclencheur. Le combustible du mouvement est l’impopularité du gouvernement auprès des Français.
Vous dites « les Français ». Mais Lesquels ?
J. S.-M. A travers des sondages déjà réalisés, trois caractéristiques très fortes émergent au sein des sympathisants des gilets jaunes. Selon BVA, 78 % des employés et des ouvriers se disent solidaires du mouvement. C’est 32 points de plus que les cadres (46 %), dont les parcours en voiture sont pourtant plus longs, selon l’Insee. Il y a également une différenciation géographique. La France périphérique, où vit le « peuple central », c’est-à-dire celui qui n’appartient ni aux classes les plus privilégiées ni aux plus populaires, semble davantage concernée. Dans les petites communes et les communes rurales, le soutien
dépasse 70 %. Il est à 52 % à peine dans l’agglomération parisienne. Un troisième clivage se superpose. Il est politique. C’est celui qui opposait la France du oui et la France du non lors du référendum sur l’Europe de 2005.
Le mécontentement de cette catégorie de population n’est pas nouveau. Que traduit son expression aujourd’hui à travers les gilets jaunes?
J. S.-M. Tout d’abord, cela traduit le terrible effacement des syndicats comme forces d’encadrement. Totalement inaudibles et dépassés, ils paient le prix de la défaite en rase campagne du mouvement social face à Manuel Valls, puis face à Emmanuel Macron. Ce que traduit également l’existence même de ce mouvement, authentiquement né de la base et sur les réseaux sociaux, c’est l’absence de débouché électoral évident à l’insatisfaction. Auparavant, le clivage gauche- droite régulait la vie politique. Les tensions sociales étaient contenues dans leur expression par la perspective d’une alternance. Mais, aujourd’hui, il y a quatre oppositions de taille différente – Rassemblement national, La France insoumise, Les Républicains et Parti socialiste – incapables de trouver entre elles une formule de rassemblement. Le mécontentement ne peut donc pas être délégué à une formation politique.
Au lieu de le déléguer, les gilets jaunes l’expriment directement…
J. S.-M. Oui, ils s’auto-organisent, se mobilisent sur leur propre mot d’ordre et sans perspective politique évidente.
Leurs slogans, leurs intonations ne leur donnent-ils pas une coloration politique plutôt à droite, voire poujadiste ?
J. S.-M. Le mouvement poujadiste n’était pas si à droite que cela historiquement. Il s’est coloré à droite en raison, notamment, de sa jonction avec les partisans de l’Algérie française. Mais il est né sur les terres radicales-socialistes du Sud- Ouest… Moi, j’aurais du mal à catégoriser ce qui est de gauche ou de droite chez les gilets jaunes. C’est une protestation sociale, qui prend une coloration antifiscale. Mais les mouvements révolutionnaires ont toujours été animés par des revendications contre la fiscalité. Ce qui est redoutable pour le pouvoir dans les gilets jaunes, c’est justement qu’il permet aussi bien à des gens de gauche que de droite de se mobiliser.
Pourtant, si l’on en croit les sondages, le RN et LFI sont bien les formations les plus plébiscitées parmi les sympathisants du mouvement…
J. S.-M. L’électorat RN est composé de beaucoup de travailleurs indépendants, qui ont souvent besoin d’utiliser leurs voitures ; et de salariés modestes, sensibles à la rhétorique antifiscale. Ajoutez à cela une dimension culturelle antisystème particulièrement prononcée, tout concourt à pousser les sympathisants du RN vers les gilets jaunes. Cela fait d’ailleurs du RN le moins mauvais réceptacle politique à ce mécontentement. Pour LFI, c’est très différent. Certes, ses sympathisants sont opposés de façon très déterminée à Emmanuel Macron, mais sa sociologie est beaucoup plus diverse. On y trouve une petite bourgeoisie urbaine qui n’aime pas trop la voiture et qui n’en a pas forcément besoin. L’écologie a pris une place importante dans le discours de Jean-Luc Mélenchon. Mais le quinoa et le diesel ne font pas bon
ménage ! Le gauchisme culturel des cadres et militants LFI fait que ce parti est moins bien placé pour tirer bénéfice des gilets jaunes.
Prime à la conversion automobile, chèque énergie élargi, aides régionales défiscalisées… Les annonces du gouvernement ne semblent pas avoir agi comme d’efficaces contre-feux.
J. S.-M. Il existe toujours un scepticisme de principe face à des annonces positives. Le gouvernement paie, en plus, la réalité de sa base sociale, étroite, qui est celle de ses 24 % des voix obtenues au premier tour de la présidentielle. Comme il était au second tour face à Marine Le Pen, Emmanuel Macron n’a pas eu à faire de concession idéologique pour élargir sa base. Son impopularité traduit cette faiblesse originelle. La manière dont il gouverne et communique, avec ses fameuses petites phrases, a de surcroît ravivé les clivages sociaux comme jamais dans la vie politique française. Même Nicolas Sarkozy, le « président des riches », apparaissait comme moins méprisant. Cette colère rentrée est en train de s’exprimer.
Emmanuel Macron a voulu s’imposer comme un monarque républicain. La jacquerie n’est-elle pas finalement le prix à payer pour tout monarque ?
J. S.-M. Il ne faut pas tout confondre. L’autorité à la tête de l’Etat est appréciée par les Français. Ce qui est beaucoup plus gênant, c’est l’impression qu’Emmanuel Macron privatise l’Etat pour son bon plaisir. Ce reproche, qui a aussi été fait en son temps à Valéry Giscard d’Estaing et, dans une moindre mesure, à François Mitterrand, est né avec l’affaire Benalla. Cela renvoie à un imaginaire d’Ancien Régime.
L’incroyable centralisation de la communication autour de la personne du président, la difficulté à exister de LREM, la jeunesse et l’inexpérience de beaucoup de ses parlementaires, leur absence d’ancrage municipal : tout cela concourt à donner le sentiment d’un pouvoir hors sol. Et facilite une mobilisation comme celle des gilets jaunes, qui prend la forme d’une jacquerie moderne. Historiquement, les jacqueries sont des mouvements éruptifs, sans encadrement institutionnel, qui peuvent être violents, mais extrêmement brefs dans leur déroulé. Je ne suis pas sûr que le mouvement des gilets jaunes perdure. Qu’il y ait d’autres initiatives de ce genre au cours du quinquennat ne me surprendrait pas.