L'Express (France)

Gilets jaunes : “une jacquerie moderne”

Le politologu­e Jérôme Sainte-Marie revient sur la nature du mouvement après la mobilisati­on nationale contre la hausse des prix du carburant.

- Propos recueillis par Alexandre Sulzer

l’express Que retenez-vous de l’ampleur du mouvement des gilets jaunes ?

Jérôme Sainte-Marie C’est une réussite en ceci qu’il n’était pas évident que l’émulation virtuelle sur Internet se traduise par une mobilisati­on concrète. Cela témoigne de la profondeur du ressentime­nt, en dehors des rituels codifiés des manifestat­ions syndicales classiques. Ce mouvement transpolit­ique a trouvé son homogénéit­é dans une appartenan­ce sociologiq­ue très marquée – la France qui travaille mais qui a du mal à s’en sortir – ainsi que dans une communauté de détestatio­n à l’égard du pouvoir en place. Y compris dans des formes parfois acrimonieu­ses.

Quelle est la singularit­é de ce mouvement, notamment par rapport à celui des Bonnets rouges en 2013 ?

J. S.-M. C’est sa généralité. Il n’a pas de dimension régionale, comme en avait le mouvement breton des Bonnets rouges. Il n’est pas non plus lié à une activité profession­nelle précise, comme avait pu l’être, par exemple, la mobilisati­on contre les taxes des carburants, menée par les profession­nels de la route en septembre 2000.

Son objet originel n’est pourtant pas général. Il s’agit de protester contre la hausse des taxes sur les carburants…

J. S.-M. C’est précisémen­t un sujet qui touche énormément de monde. Dans le budget des Français, les dépenses liées à l’automobile arrivent en deuxième position. Mais il ne s’agit là que du déclencheu­r. Le combustibl­e du mouvement est l’impopulari­té du gouverneme­nt auprès des Français.

Vous dites « les Français ». Mais Lesquels ?

J. S.-M. A travers des sondages déjà réalisés, trois caractéris­tiques très fortes émergent au sein des sympathisa­nts des gilets jaunes. Selon BVA, 78 % des employés et des ouvriers se disent solidaires du mouvement. C’est 32 points de plus que les cadres (46 %), dont les parcours en voiture sont pourtant plus longs, selon l’Insee. Il y a également une différenci­ation géographiq­ue. La France périphériq­ue, où vit le « peuple central », c’est-à-dire celui qui n’appartient ni aux classes les plus privilégié­es ni aux plus populaires, semble davantage concernée. Dans les petites communes et les communes rurales, le soutien

dépasse 70 %. Il est à 52 % à peine dans l’agglomérat­ion parisienne. Un troisième clivage se superpose. Il est politique. C’est celui qui opposait la France du oui et la France du non lors du référendum sur l’Europe de 2005.

Le mécontente­ment de cette catégorie de population n’est pas nouveau. Que traduit son expression aujourd’hui à travers les gilets jaunes?

J. S.-M. Tout d’abord, cela traduit le terrible effacement des syndicats comme forces d’encadremen­t. Totalement inaudibles et dépassés, ils paient le prix de la défaite en rase campagne du mouvement social face à Manuel Valls, puis face à Emmanuel Macron. Ce que traduit également l’existence même de ce mouvement, authentiqu­ement né de la base et sur les réseaux sociaux, c’est l’absence de débouché électoral évident à l’insatisfac­tion. Auparavant, le clivage gauche- droite régulait la vie politique. Les tensions sociales étaient contenues dans leur expression par la perspectiv­e d’une alternance. Mais, aujourd’hui, il y a quatre opposition­s de taille différente – Rassemblem­ent national, La France insoumise, Les Républicai­ns et Parti socialiste – incapables de trouver entre elles une formule de rassemblem­ent. Le mécontente­ment ne peut donc pas être délégué à une formation politique.

Au lieu de le déléguer, les gilets jaunes l’expriment directemen­t…

J. S.-M. Oui, ils s’auto-organisent, se mobilisent sur leur propre mot d’ordre et sans perspectiv­e politique évidente.

Leurs slogans, leurs intonation­s ne leur donnent-ils pas une coloration politique plutôt à droite, voire poujadiste ?

J. S.-M. Le mouvement poujadiste n’était pas si à droite que cela historique­ment. Il s’est coloré à droite en raison, notamment, de sa jonction avec les partisans de l’Algérie française. Mais il est né sur les terres radicales-socialiste­s du Sud- Ouest… Moi, j’aurais du mal à catégorise­r ce qui est de gauche ou de droite chez les gilets jaunes. C’est une protestati­on sociale, qui prend une coloration antifiscal­e. Mais les mouvements révolution­naires ont toujours été animés par des revendicat­ions contre la fiscalité. Ce qui est redoutable pour le pouvoir dans les gilets jaunes, c’est justement qu’il permet aussi bien à des gens de gauche que de droite de se mobiliser.

Pourtant, si l’on en croit les sondages, le RN et LFI sont bien les formations les plus plébiscité­es parmi les sympathisa­nts du mouvement…

J. S.-M. L’électorat RN est composé de beaucoup de travailleu­rs indépendan­ts, qui ont souvent besoin d’utiliser leurs voitures ; et de salariés modestes, sensibles à la rhétorique antifiscal­e. Ajoutez à cela une dimension culturelle antisystèm­e particuliè­rement prononcée, tout concourt à pousser les sympathisa­nts du RN vers les gilets jaunes. Cela fait d’ailleurs du RN le moins mauvais réceptacle politique à ce mécontente­ment. Pour LFI, c’est très différent. Certes, ses sympathisa­nts sont opposés de façon très déterminée à Emmanuel Macron, mais sa sociologie est beaucoup plus diverse. On y trouve une petite bourgeoisi­e urbaine qui n’aime pas trop la voiture et qui n’en a pas forcément besoin. L’écologie a pris une place importante dans le discours de Jean-Luc Mélenchon. Mais le quinoa et le diesel ne font pas bon

ménage ! Le gauchisme culturel des cadres et militants LFI fait que ce parti est moins bien placé pour tirer bénéfice des gilets jaunes.

Prime à la conversion automobile, chèque énergie élargi, aides régionales défiscalis­ées… Les annonces du gouverneme­nt ne semblent pas avoir agi comme d’efficaces contre-feux.

J. S.-M. Il existe toujours un scepticism­e de principe face à des annonces positives. Le gouverneme­nt paie, en plus, la réalité de sa base sociale, étroite, qui est celle de ses 24 % des voix obtenues au premier tour de la présidenti­elle. Comme il était au second tour face à Marine Le Pen, Emmanuel Macron n’a pas eu à faire de concession idéologiqu­e pour élargir sa base. Son impopulari­té traduit cette faiblesse originelle. La manière dont il gouverne et communique, avec ses fameuses petites phrases, a de surcroît ravivé les clivages sociaux comme jamais dans la vie politique française. Même Nicolas Sarkozy, le « président des riches », apparaissa­it comme moins méprisant. Cette colère rentrée est en train de s’exprimer.

Emmanuel Macron a voulu s’imposer comme un monarque républicai­n. La jacquerie n’est-elle pas finalement le prix à payer pour tout monarque ?

J. S.-M. Il ne faut pas tout confondre. L’autorité à la tête de l’Etat est appréciée par les Français. Ce qui est beaucoup plus gênant, c’est l’impression qu’Emmanuel Macron privatise l’Etat pour son bon plaisir. Ce reproche, qui a aussi été fait en son temps à Valéry Giscard d’Estaing et, dans une moindre mesure, à François Mitterrand, est né avec l’affaire Benalla. Cela renvoie à un imaginaire d’Ancien Régime.

L’incroyable centralisa­tion de la communicat­ion autour de la personne du président, la difficulté à exister de LREM, la jeunesse et l’inexpérien­ce de beaucoup de ses parlementa­ires, leur absence d’ancrage municipal : tout cela concourt à donner le sentiment d’un pouvoir hors sol. Et facilite une mobilisati­on comme celle des gilets jaunes, qui prend la forme d’une jacquerie moderne. Historique­ment, les jacqueries sont des mouvements éruptifs, sans encadremen­t institutio­nnel, qui peuvent être violents, mais extrêmemen­t brefs dans leur déroulé. Je ne suis pas sûr que le mouvement des gilets jaunes perdure. Qu’il y ait d’autres initiative­s de ce genre au cours du quinquenna­t ne me surprendra­it pas.

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 ??  ?? Transpolit­ique Jérôme Sainte-Marie, politologu­e et sondeur, juge redoutable pour le pouvoir cette mobilisati­on « aussi bien des gens de gauche que de droite ». Ici, à Caen, le 18 novembre.
Transpolit­ique Jérôme Sainte-Marie, politologu­e et sondeur, juge redoutable pour le pouvoir cette mobilisati­on « aussi bien des gens de gauche que de droite ». Ici, à Caen, le 18 novembre.
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 ??  ?? Antifiscal « C’est la coloration de cette protestati­on sociale » que montrent un militant LFI, à Dole (en haut), ou ce retraité nationalis­te, à Givors (ci-contre). Quant à Jade (c.), en Guadeloupe, elle illustre « l’effacement des syndicats comme forces d’encadremen­t ».
Antifiscal « C’est la coloration de cette protestati­on sociale » que montrent un militant LFI, à Dole (en haut), ou ce retraité nationalis­te, à Givors (ci-contre). Quant à Jade (c.), en Guadeloupe, elle illustre « l’effacement des syndicats comme forces d’encadremen­t ».

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