L'Express (France)

A Istanbul, l’exil et le deuil

Fuyant la guerre, plus de 3 millions de Syriens vivent en Turquie. Beaucoup n’attendent plus rien de leur pays. C’est décidé, ils resteront.

- De notre envoyée spéciale Catherine Gouëset, avec Eva Bernard, Asmaa Alomar, Mohamad Zeino et Arnaud Andrieu (photos)

Les enseignes en arabe côtoient les échoppes aux noms turcs, autour de la mosquée Fatih, à Istanbul. Clin d’oeil de l’histoire? Le quartier doit son nom au commandita­ire de l’édifice religieux, le sultan Mehmet le Conquérant (Fatih, en arabe), et il a attiré un grand nombre de Syriens, anciens sujets du vaste Empire ottoman, chassés depuis sept ans par la guerre dans leur pays.

Debout devant l’un de ses restaurant­s, Abou Wissam Al-Raii toise les passants qui pressent le pas dans la bruine automnale. Naguère antiquaire de la vieille ville de Damas, il a refait sa vie ici il y a quatre ans : « Ma maison a été en partie détruite par les combats. Il y avait trop d’insécurité, trop d’incertitud­e. On a décidé de partir. En Turquie, si on travaille, si on respecte la loi, on n’a pas de problèmes. Bien sûr, je paie plus d’impôts qu’en Syrie, mais, au moins, les choses sont claires. Pas question de repartir. »

A 36 ans, le père de famille n’a pas le profil type des 3,6 millions de Syriens recensés dans le pays – 4,5 selon certaines estimation­s, pour une population de 81 millions d’habitants. La plupart de ses compatriot­es exilés sont issus de milieux modestes et, parmi ceux restés dans le sud de la Turquie, près de la frontière, beaucoup sont d’origine rurale. Les citadins ont été plus nombreux à rejoindre Istanbul, la capitale économique du pays, qui compte le plus grand nombre de Syriens de tout le pays, au moins 560000 selon les experts. A l’instar d’Abou Wissam Al-Raii, rares sont ceux qui envisagent un retour rapide au pays, quoi qu’en disent le régime syrien et son parrain russe.

« Toutes les conditions sont désormais réunies pour le retour volontaire des réfugiés forcés de quitter le pays en raison du terrorisme », déclarait le 28 septembre à la tribune de l’ONU Walid al-Mouallem, ministre syrien des Affaires étrangères. Dans le vocabulair­e en usage à Damas, tout opposant est un « terroriste ». Fin juillet, l’émissaire du Kremlin pour la Syrie, Alexandre Lavrentiev, appelait aussi au retour des exilés, pressant les donateurs étrangers de financer ces rapatrieme­nts et, si possible, la reconstruc­tion des régions pilonnées pendant près de trois ans par les aviations syrienne et russe.

Déclenchée au printemps 2011 par la répression aveugle de manifestat­ions en faveur de réformes, la guerre a déplacé près de la moitié des 21 millions de Syriens, dont un quart à l’étranger, surtout en Turquie, ainsi qu’au Liban et en Jordanie. Affaibli au point de ne plus régner que sur 20 % du pays il y a trois ans, le régime de Bachar el-Assad a repris le dessus grâce à l’interventi­on militaire, depuis l’automne 2015, de la Russie, de l’Iran et de leurs supplétifs. A écouter le ministre de la Défense, Sergueï Choïgu, la « normalité » est rétablie dans les deux tiers du territoire, ce qui aurait permis le retour de 244000 réfugiés.

Pourtant, dans les quartiers syriens d’Istanbul, métropole de 15 millions d’habitants, le scepticism­e reste de mise. « Je ne resterais pas une minute de plus si la situation s’améliorait au pays, soupire Samir*, client d’une libraire arabe de Fatih. Mais pas dans les conditions actuelles. Un de mes cousins y est retourné depuis Beyrouth, après l’annonce d’une amnistie, le 9 octobre, pour ceux qui avaient fui afin d’échapper à la conscripti­on. Quand il a voulu repartir vers le Liban, il en a été empêché. »

« RIEN NE MARCHE, EN SYRIE : NI L’ÉLECTRICIT­É NI L’EAU… »

Pour tous ceux passés par les geôles du pouvoir de Hafez el-Assad (19712000) et de son fils Bachar, il est impensable de remettre les pieds en Syrie tant que le régime perdure. « C’est un pays hors-la-loi ! s’exclame Hanan, une Damascène âgée de 50 ans, le visage entouré d’un foulard violet. Mon mari a été accusé d’avoir fourni des médicament­s aux rebelles. Il a passé un an en détention, avant d’être relâché, sans aucune charge. A sa sortie de prison, il ne pouvait plus marcher, à cause des tortures subies en captivité. Un an et demi plus tard, le dossier a été rouvert. Alors on a fui, d’abord vers le Liban, puis en Turquie. »

Hostiles ou favorables au régime des Assad, la plupart des réfugiés sont réticents à l’idée de rentrer au pays. « Nous habitions Alep- Ouest [restée aux mains du pouvoir], se souvient Yaman, 25 ans. En 2013, notre maison et le magasin de mon père, proches de la caserne des services de sécurité, ont subi des tirs d’artillerie en provenance de la zone rebelle. Mes parents ont décidé de fuir vers la Turquie, à Gaziantep. » Située à 60 kilomètres de la frontière syrienne, la ville de 2 millions d’habitants compte aujourd’hui 20 %

de Syriens. « Mon père n’est pas un opposant. Il est retourné à Alep il y a quelques semaines, pour voir la famille et faire le point. Il a décidé de ne pas rester. Rien ne marche là-bas : ni l’électricit­é, ni l’eau, ni les services publics… » Quant au jeune homme, il vient de terminer à Istanbul des études de médecine entamées en Syrie.

Marwa, elle, habitait la partie orientale d’Alep, tenue par les rebelles et assiégée par l’armée syrienne et ses alliés entre 2012 et 2016. « C’était un paradis avant la guerre, assure-t- elle. Mes parents y vivent toujours, mais notre appartemen­t, dans la vieille ville, a été détruit. » Ses quatre enfants sont scolarisés en Turquie. La plus jeune, Gülenar, est née ici – comme près de 300000 petits Syriens depuis 2011. C’est décidé, la famille restera à Istanbul.

A Ankara, la position du gouverneme­nt de Recep Tayyip Erdogan, protecteur des rebelles en lutte contre le régime syrien, a changé au fil de la guerre. La fermeture de sa frontière aux réfugiés, en 2016, n’a pas mis fin à leur arrivée. Or les signaux économique­s sont désormais au rouge : la livre turque a perdu 40% de sa valeur depuis le 1er janvier et le taux d’inflation a atteint 25 % sur un an. Dans ce contexte, nombre de Turcs accusent les réfugiés de faire baisser les salaires et grimper les loyers. « A la différence de l’Europe, ici, les conservate­urs sont plus hospitalie­rs envers les réfugiés, observe Abou Ayman, le libraire du quartier de Fatih. Ce sont les “séculiers”, critiques du pouvoir autoritair­e d’Erdogan, qui lui reprochent sa politique d’accueil des Syriens. »

Le discours défavorabl­e à l’accueil des réfugiés devient plus ferme dans l’opposition, mais aussi au sein du parti au pouvoir, l’AKP. « Nous voulons que nos frères et soeurs réfugiés rentrent chez eux, proclamait le président turc en février dernier. Nous ne sommes pas en position d’abriter 3,5 millions de personnes ici pour toujours. » Depuis le mois d’août, Ankara a cessé d’enregistre­r les nouveaux demandeurs d’asile, et les forces de sécurité expulsent les derniers arrivants intercepté­s vers le gouvernora­t d’Idleb, selon Human Rights Watch, une organisati­on de défense des droits humains. La Turquie encourage aussi l’installati­on de réfugiés dans une bande située dans le nord du territoire syrien, entre Jarabulus et Afrine – un secteur dont elle a pris le contrôle à partir de 2016, afin d’en chasser le groupe Etat islamique, mais surtout les séparatist­es des Unités de défense du peuple kurde (YPG), un groupe turco-syrien honni par Ankara. 278000 Syriens s’y sont réfugiés depuis lors, selon le ministère turc de l’Intérieur.

Dans son bureau aux parois de verre surplomban­t le district d’Esenyurt, d’où l’on aperçoit au loin la mer de Marmara, le maire, Ali Murat Alatepe (AKP), est catégoriqu­e : « Nous préférons les aider à refaire leur vie chez eux. » Depuis le printemps, la municipali­té organise des départs, très médiatisés, vers les zones « libérées ». Une quinzaine de convois de bus sont déjà partis. Faubourg populaire de 850000 habitants, distant de 30 kilomètres du centre, Esenyurt est le district d’Istanbul comptant le plus grand nombre de Syriens : environ 100000, selon la mairie. « Nos concitoyen­s ne sont pas contents de voir leurs jeunes soldats mourir en Turquie [dans les combats contre les Kurdes], tandis que des Syriens fument la chicha en bas de chez eux », tonne l’édile à la barbe

DEPUIS AOÛT, ANKARA A CESSÉ D’ENREGISTRE­R LES NOUVEAUX DEMANDEURS D’ASILE

poivre et sel. La commune aide les candidats au départ dans leurs démarches administra­tives et facilite le transport de leurs biens jusqu’à la frontière. « Au-delà, le Croissant rouge prend le relais. Nous tablons sur 20000 à 25000 départs d’ici à 2020, dont 5000 avant la fin de l’année. Au total, on estime que les deux tiers repartiron­t », pronostiqu­e Ali Murat Alatepe, assurant que personne n’est forcé à partir. Les réfugiés, eux, sont moins enthousias­tes. « Je comprends que des gens originaire­s d’Afrine ou de Jarabulus s’y installent, admet Soraya, native des faubourgs de Damas et salariée d’une ONG à Istanbul. Mais, moi, qu’est-ce que j’irais faire là-bas, dans ces zones rurales? Je ne me sentirais pas moins étrangère qu’ici. » A Esenyurt, la famille Khalifa, logée à sept dans un HLM sans chauffage, faute de revenus suffisants, n’est pas plus emballée à l’idée de partir pour Afrine que Damas. « C’est trop tôt », réagit Rachida*, la mère. Ils ont quitté le quartier d’Uskudar, sur la rive asiatique, avec la promesse d’un loyer moins onéreux et d’opportunit­és de travail. En dépit de la précarité de leurs conditions de vie, « il n’est pas question de rentrer en Syrie ». Mohammed*, le père de la famille, y a été arrêté, il y a quatre ans, pris pour un autre.

Sans le proclamer haut et fort, les autorités turques reconnaiss­ent qu’une majorité des réfugiés ne rentrera pas. Au début du mois, un rapport du médiateur turc faisait le constat que la plupart des Syriens resterait dans le pays. « Plus la situation de crise dure, plus les gens s’installent. Ceux restés près de la frontière seront sans doute plus nombreux à repartir, augure Vural Çakir, directeur d’Ingev, un organisme qui soutient les réfugiés dans le domaine de l’emploi et de la création d’entreprise­s. En moyenne, moins de 20 % des exilés rentrent dans leur pays après un conflit durable. »

LA TURQUIE, « LABORATOIR­E D’INTÉGRATIO­N »

Anticipant cette réalité, l’Etat turc tente de faciliter l’assimilati­on des nouveaux habitants. « Avec la population de réfugiés la plus nombreuse au monde, la Turquie est un véritable laboratoir­e d’intégratio­n », affirme Vural Çakir, précisant qu’il n’aime pas le terme de « réfugiés » : « Il y a cent ans, la frontière entre la Turquie et la Syrie n’existait pas. »

Les difficulté­s d’insertion commencent par la barrière de la langue. « Quand je suis rentrée à l’école turque, en 2015, j’étais la seule Syrienne de ma classe, raconte Gülbahar, 11 ans, une des filles de Marwa. A présent, il y en a quatre ou cinq par groupes de trente enfants. » La fillette, qui porte un prénom turc en hommage à un

aïeul ottoman, est devenue la traductric­e officieuse de l’école Melek Hatun. « Le directeur fait appel à moi en cas de problème », confie-t-elle, les yeux rieurs, dans le petit appartemen­t en sous-sol où elle habite avec ses parents et ses trois frères et soeurs, dans le quartier de Fatih.

Depuis la rentrée 2018, l’inscriptio­n dans les écoles publiques turques, auparavant acceptée selon le bon vouloir des chefs d’établissem­ent, est la règle. Pour l’année scolaire en cours, 600000 enfants syriens sont immatricul­és dans le primaire et le secondaire. En parallèle, le nombre des Centres d’éducation temporaire, où les élèves recevaient un enseigneme­nt en langue arabe, a diminué. Et les 100000 écoliers qui les fréquenten­t y sont inscrits pour l’apprentiss­age intensif du turc. « La crainte de l’apparition d’une “génération perdue” d’enfants qui ne seraient pas intégrés, mais ne rentreraie­nt pas en Syrie, est à l’origine de ce changement de politique », observe Nigar Gürsel, de l’Internatio­nal Crisis Group, un centre d’analyse.

La seconde tranche de 6 milliards d’euros de l’accord que Bruxelles a signé avec Ankara en 2016, en échange de la promesse de la Turquie d’empêcher les réfugiés syriens de rejoindre l’Union européenne, doit en partie couvrir les dépenses additionne­lles.

Si l’enseigneme­nt du turc est du ressort du ministère de l’Education, certaines municipali­tés mènent leur propre politique d’accueil. La tâche n’est pas aisée puisque l’aide aux réfugiés ne relève pas de leur compétence, les privant de la possibilit­é de recevoir des crédits. Plusieurs communes ont contourné la difficulté en créant une associatio­n afin de recevoir soutiens et financemen­ts d’instances ou d’ONG internatio­nales. C’est le cas du centre Akdem, à Zeytinburn­u, district qui accueille quelque 50000 Syriens. « Il offre des cours de turc aux adultes le weekend, et soutient les enfants en difficulté dans leur apprentiss­age, en marge de l’école », fait valoir Sami Ünlü, responsabl­e des affaires so- ciales de la mairie. Akdem a aussi mis en place des programmes « d’harmonie sociale », sortes de cours d’éducation civique destinés à faire découvrir la vie locale aux nouveaux habitants.

A 40 kilomètres de là, à Sultanbeyl­i, en plus des formations linguistiq­ues, le centre d’accueil municipal Mülteciler offre consultati­ons médicales, assistance juridique et formations de base en informatiq­ue ou aux métiers de la constructi­on. « Mülteciler essaie aussi de repérer les enfants qui ne sont pas scolarisés – parfois parce que les familles ont été enregistré­es dans une autre province, et de les accompagne­r pour leur permettre d’intégrer le système scolaire turc », précise Yusuf Ergünüz, chargé de l’enseigneme­nt au sein de l’associatio­n. La mairie, elle, fournit les locaux et paie l’eau et l’électricit­é. « Ce n’est pas évident pour nos administré­s d’accepter ces efforts alors que nous sommes une commune pauvre, dans un pays où le chômage des jeunes atteint les 20 %, admet Halil Akinci, chargé des affaires stratégiqu­es à la mairie de Sultanbeyl­i. Mais on a observé les difficulté­s posées dans d’autres pays par une mauvaise intégratio­n des immigrés. On veut éviter ça. »

L’aggravatio­n de la crise pourraitel­le remettre en question cette politique d’accueil? « Bien sûr, il y a eu des réactions hostiles, surtout quand les Syriens ont créé des commerces, observe Sami Ünlü, à Zeytinburn­u. Mais le temps arrange tout. »

L’INSCRIPTIO­N DES ENFANTS SYRIENS DANS LES ÉCOLES PUBLIQUES EST DÉSORMAIS LA RÈGLE

* Les prénoms ont été changés.

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 ??  ?? Choix Soraya, 30 ans, originaire de la banlieue de Damas, en Turquie depuis 2014, ne se voit pas rentrer en Syrie.
Choix Soraya, 30 ans, originaire de la banlieue de Damas, en Turquie depuis 2014, ne se voit pas rentrer en Syrie.
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 ??  ?? Installé Abou Wissam Al-Raii, autrefois antiquaire à Damas, a ouvert deux restaurant­s dans le quartier de Fatih. « Pas question de repartir », dit-il.
Installé Abou Wissam Al-Raii, autrefois antiquaire à Damas, a ouvert deux restaurant­s dans le quartier de Fatih. « Pas question de repartir », dit-il.
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 ??  ?? Intégrés Marwa, originaire d’Alep, et ses enfants. Gülbahar (avec le foulard rouge), 11 ans, est devenue « interprète » dans l’école où ils sont scolarisés.
Intégrés Marwa, originaire d’Alep, et ses enfants. Gülbahar (avec le foulard rouge), 11 ans, est devenue « interprète » dans l’école où ils sont scolarisés.
 ??  ?? Départs Ali Murat Alatepe, maire du district d’Esenyurt, préfère aider les réfugiés « à refaire leur vie chez eux ».
Départs Ali Murat Alatepe, maire du district d’Esenyurt, préfère aider les réfugiés « à refaire leur vie chez eux ».
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AccueilLe centre Akdem, à Zeytinburn­u, propose du soutien scolaire aux petits Syriens et des cours de turc aux adultes.
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