Jean-François Kahn : “Ce que dit vraiment le livre de Zemmour”
Beaucoup ont parlé de Destin français, peu l’ont réellement lu. Dès lors, rares sont ceux à avoir noté que le polémiste y rejette la démocratie et la république.
Non, ce livre n’est pas nul. Non, il ne fourmille pas d’erreurs historiques. Il témoigne de la part de l’auteur d’un vrai travail et d’une indiscutable culture. Il contient même quelques passages heureux ponctués de vues originales. Mais qui, parmi ceux qui l’ont encensé à droite ou taillé en pièces à gauche, l’a vraiment lu ? Ce qui demande deux bonnes semaines et une attention soutenue car, outre beaucoup de confusions et un certain nombre d’incohérences, il n’est particulièrement ni alerte ni folichon.
Car voici ce qu’écrit très exactement Eric Zemmour.
D’abord cette véritable profession de foi : « Auparavant (c’est-à-dire sous l’Ancien Régime), chacun était à sa place et à son rang, chacun, du manant jusqu’au roi lui-même, faisait son devoir en fonction de son statut, la liberté signifiait non pas faire ce que l’on veut mais ce que l’on doit. On se trouvait bien dans son monde. Les âmes étaient moins troublées et moins tendues. Le Français suivait ses instincts aimables et sociables. Cette société a été détruite par la Révolution. Au nom de la liberté, de l’égalité, il n’y a plus de rang, plus de statut et donc plus d’honneur. A partir de 1789, parvenir devient la seule obsession. Ignorant les leçons de son histoire, la France a sabordé son Etat au nom de la liberté, son homogénéité culturelle au nom des droits de l’homme et l’unité de son peuple au nom de l’universalisme. Elle sacralise une république de principes et de valeurs sans ordre ni incarnation, sans hiérarchie ni verticalité. » D’après Eric Zemmour, la France, dont la seule chance de sauvetage fut l’Empire, aurait en fait pu mettre fin à la dynamique de son implacable décadence. Elle en eut, dit-il, la possibilité. Unique. Quand? En 1873. A quelle occasion ? Lorsque, les royalistes étant majoritaires à l’Assemblée nationale, le comte de Chambord aurait pu, sous le nom d’Henri V, ressaisir la couronne et rétablir la monarchie. Or, comme chacun le sait, cette occasion a été manquée.
Pourquoi? Parce que le prétendant – le comte de Chambord, donc – entendait substituer au drapeau tricolore le drapeau blanc. Signe d’un esprit rétrograde? Pas du tout! « La vraie raison de cette attitude, je la connais », nous assène Eric Zemmour… En fait, selon lui, le prétendant « n’avait plus confiance en la France; il savait qu’il ne pouvait rien faire de la France; qu’il ne voulait pas participer de sa décadence ». Car, depuis 1789, et malgré la tentative napoléonienne (et, pour une part, pétainiste) de la restaurer, malgré également les louables efforts de Robespierre pour instaurer une dictature, la France coule, elle s’enfonce, elle s’abîme dans sa médiocrité – on suit, toujours, la pensée de l’auteur. Elle est, en fait, devenue presque méprisable.
Hier, l’extrême droite maurrassienne fustigeait « l’anti-France ». Aujourd’hui, Zemmour pourrait
prendre sa carte. Son masochisme antinational l’emmène non seulement à passer le gaullisme pardessus bord (la grande politique étrangère, à laquelle le Général a sacrifié Israël et l’Algérie, a été un échec total, explique-t-il), mais également à se déchaîner contre Voltaire, Victor Hugo, la philosophie des Lumières, 1789, Montesquieu, Clemenceau (qui, en perdant la paix au seul profit des Américains, aurait « contribué à tuer la France en tant que grande nation »), la tour Eiffel, la pyramide du Louvre… C’est-à- dire tout ce qui, précisément, concourt, dans le monde entier, au prestige de la France. Comme si ce prestige même lui était insupportable.
Voltaire? Le père « d’une succession d’obstructeurs, de déconstructeurs, de nihilistes », de démolisseurs, donc. Sa philosophie, « la raison sacralisée », « corrode tout, mine tout, emporte toutes les digues » et nous a imposé la pernicieuse fascination « des grands mots et des grands principes (qui nous ont fait tant de mal), tels la liberté de parole et de commerce, la liberté de croire et de ne pas croire, les droits de l’homme et la tolérance ».
Victor Hugo? « Il a désarmé toutes nos défenses, il a forgé l’arme absolue, l’arme de destruction massive : l’amour qu’il porte à tous les assassins, à tous les déviants, en quoi il a fait trembler sur ses bases une société française déjà bouleversée par la Révolution. Il n’a pas seulement perverti les esprits juvéniles et désarmé la société en rendant la peine de mort illégitime, il a rendu également toute sanction illégitime. En faisant des criminels des victimes, il a fait des victimes des criminels. Inversion accusatoire qui est la cause de l’ensauvagement d’une jeunesse délinquante. Le rêve christique de Victor Hugo (hérésie condamnée par l’Eglise) est devenu notre cauchemar. »
Donc la France, en ne rétablissant pas, en 1873, une monarchie légitimiste (les orléanistes, comme tous les modérés, sont, à l’en croire, des traîtres qui font le jeu de la république, c’est-à- dire de la gauche), a laissé passer sa dernière chance de réenchanter son destin. Et qui a contribué, au premier chef, à cet échec, selon Zemmour? L’Allemagne. C’est elle qui, par ses pressions, a empêché la salvatrice restauration. « L’Allemagne veut la république, car c’est le régime dissolvant qui affaiblit le plus la France. » La république est un projet prussien. Certes, Gambetta, le héros républicain par excellence, incarna, en 1870, l’esprit de défense nationale, concède-t-il. Mais il finit par trahir. Comme tout républicain. La preuve : il buvait le champagne chez la marquise de Païva, qui avait pour amant un Allemand proche de Bismarck et qui était, aussi, l’amie de Léonie, la maîtresse de Gambetta !!!
Elucubrations qu’Eric Zemmour emprunte, mot pour mot, comme une grande partie de ses démonstrations, à Charles Maurras.
Conclusion : « L’échec du comte de Chambord annonce les défaites à venir de la droite qui se ralliera – horreur ! – à la république, laquelle ne cessera de l’humilier, de la mépriser » et même de l’ostraciser, attitude « que l’on retrouve aujourd’hui dans l’ostracisme du Front national ».
Des chances de se rétablir? A en lire Zemmour, le maréchal Pétain essaya. Il a été calomnié. Certes, « la révolution nationale contribua à intégrer la France dans le nouvel ordre européen instauré par l’Allemagne. Mais de Gaulle, en entérinant l’entrée dans le Marché commun, contribua, lui, à intégrer la France dans l’ordre européen instauré par les Etats-Unis et bientôt dominé par l’Allemagne ». Quelle différence?
La France de Vichy s’est alignée sur le vaincu? Mais les patriotes prussiens, pour se relever après leur défaite face à Napoléon, « ont imité en tout point la France napoléonienne pour prendre leur revanche, c’est ce qu’a fait Pétain ». Nous-mêmes ne nous sommes-nous pas alignés sur les Etats-Unis après la victoire américaine ? Sans compter que « renvoyer le boomerang allemand vers les Anglais », c’était génial !
Au demeurant, « les troupes pétainistes (celles du maréchal Juin) contribuèrent beaucoup plus à la Libération que celles de la France libre ». Et puis Pétain, lui, « contrairement à de Gaulle, n’est pas arrivé au pouvoir grâce à un coup d’Etat » ! Il a réalisé sa révolution nationale sous l’oeil de l’occupant? « C’est ce que nous avons fait nous-mêmes en 1814, puis en 1870, et même en 1945, quand nous avons été occupés par les Etats-Unis ». Pétain était dépendant des Allemands, de Gaulle, lui, était dépendant des Britanniques et des Américains, « l’obligé des AngloSaxons ». C’est pareil !
Un incident : beaucoup de djihadistes terroristes sont originaires du Rif marocain. « Pétain, lui, en son temps, avait su les mater! » Et puis le meilleur de l’aprèsguerre « nous vient de Vichy ».
Les lois antijuifs ? « Replaçons-les dans leur contexte. L’immigration juive, venue d’Allemagne, de Pologne, de Russie, inquiétait et exaspérait jusqu’aux Français de confession juive, en particulier le président du Consistoire israélite. » C’est d’ailleurs le juif d’origine italienne André Suarès qui avait écrit, fort justement semble-t-il, dans un pamphlet : « Je suis contre les juifs s’ils font bande à part, s’ils ne sont pas incorporés, âme et chair, honneur et intérêts, à la nation où ils prétendent vivre. S’ils veulent être un peuple dans le peuple, ils n’ont pas à se plaindre qu’on les rejette. » S’ils donnent à leurs enfants des prénoms hébraïques, par exemple, à la manière des protestants.
C’est, d’ailleurs, le succès inouï des juifs au XIXe siècle qui a « tourné les têtes des juifs parmi les mieux faites. Le culte moderne de la réussite individuelle a ravivé la très ancienne flamme biblique du peuple élu. Un récit victimaire a permis ensuite de dissimuler que le repli communautaire (l’exclusion) a été en réalité imposé par les juifs euxmêmes. Les juifs, alors, se sont trouvés non sans raison accusés, à la fois de tirer les ficelles de la Bourse de Londres et d’errer dans les rues de Moscou et de Berlin le couteau entre les dents ». Non sans raison!
L’affaire Dreyfus, exploitée sinon lancée par l’Allemagne, n’a-t-elle pas servi de prétexte à des attaques dissolvantes contre la patrie, contre les traditions et contre l’armée?
Mais enfin, tout de même, les exécutions d’otages couvertes par le pouvoir vichyste ? « L’assassinat de soldats ou d’officiers allemands était non seulement contraire aux règles de l’armistice mais, surtout, au code de l’honneur de la guerre! »
Zemmour avait parfaitement le droit d’écrire tout ce qu’il refoulait quelque peu jusqu’ici. D’autant que beaucoup, qui n’osent pas l’exprimer, le pensent. Et appeler à l’interdire d’expression médiatique est aussi choquant que stupide. (En réalité, il est médiatiquement omniprésent.) Mais on est en droit, sinon en devoir, de poser cette simple question : comment des journaux conservateurs, libéraux, à cheval, à les lire, sur les principes de « laïcité », brandissant à toute occasion l’étendard du respect des « valeurs républicaines », comment des gaullistes, des démocrates peuvent-ils encenser, sans le moindre recul critique, un ouvrage qui, d’un bout à l’autre, sans ambiguïté, rejette le libéralisme, la démocratie, la république, la philosophie des Lumières, la laïcité, le gaullisme, et ne recule devant aucune promotion des expériences dictatoriales, fût- ce sous la forme de la monarchie absolue?
Ainsi Robespierre. Par la terreur, « il s’est agi pour lui d’arracher le masque des traîtres et des félons et non de désigner arbitrairement des individus requis pour tenir le rôle de traîtres ». Il a repoussé (et il avait raison) « l’idée d’une société à l’anglaise ou à l’américaine ». Il lui a préféré la trilogie sacrée : « Un peuple, un chef, un dieu. » Il a sauvegardé l’Etat-nation, ce qui lui a permis de vaincre les rêves pervers de fraternité universelle ! « Il a sacrifié le salut de son âme à la patrie, il a rétabli la verticalité virile du pouvoir patriarcal face à l’indistinction de la féminisation. » Sa quête d’une vertu républicaine a permis de « réenchanter la politique abîmée par les femmes ».
Sa seule vraie faute : avoir préservé les prérogatives de l’Assemblée nationale. Le respect des formes républicaines lui fut fatal. Lénine, lui, ne commettra pas cette erreur. « En cela, Robespierre demeure une référence incontournable ». En le condamnant, « les républicains modérés se sont enfermés dans un stérile théâtre d’ombres parlementaire. Si la gauche l’a répudié, c’est qu’elle a abandonné le peuple français pour l’humanité ». Ce que Marx avait bien vu.
Les communards ont eu tort de ne pas retenir la leçon, et donc de reculer devant l’instauration d’une dictature.
Napoléon? « C’est sa précipitation à faire la paix qui aura perdu l’empereur. Sa main ne fut pas assez ferme. Il n’a pas été le maître qu’il aurait fallu. »
La Saint-Barthélemy? « Grâce [à ce massacre] la France restera catholique, elle sera monarchie et non république. Ce fut la manière française d’entrer dans la modernité. L’ordre seul fait la liberté. »
Catherine de Médicis, elle, a été trop faible. « En privilégiant la lutte politique contre la subversion huguenote, tout en épargnant la religion réformée, elle porte en germe la dissociation entre l’ordre spirituel et l’ordre temporel. » Les protestants, c’étaient les musulmans d’aujourd’hui. Et Henri IV (de même que le déplorable François Ier, qui fit une alliance scandaleuse avec les Turcs) s’apprêtait, en s’alliant avec des pays protestants contre l’Espagne catholique à ajouter l’apostasie à l’apostasie, quand il fut assassiné. Zemmour ne dit pas qu’il le méritait, mais c’est tout juste.
Son idéal, Zemmour l’exprime à travers son panégyrique de Bossuet.
Pourquoi Bossuet? « Parce qu’il a exalté la grandeur d’une monarchie absolue que nous avons guillotinée parce qu’elle exigeait un devoir d’obéissance. Parce qu’il estimait que les femmes, dont le sexe est né pour obéir selon sa propre expression, se font un maître en se mariant, alors que nous avons fait de l’égalité des sexes et de l’accès des femmes à tous les pouvoirs l’insupportable symbole de la supériorité de notre modernité; parce que cet anti-Montesquieu, qui ne voulait ni séparation des pouvoirs ni contre-pouvoir, voyait l’anarchie là où nous voyons la démocratie. »
On peut partager cette vision. Battons-nous pour défendre le droit de l’exprimer. Mais ne faisons pas semblant d’ignorer que c’est bien de cette vision-là, exactement cette vision-là, que se réclame Eric Zemmour.