L'Express (France)

QUI SONT LES « CASSEURS DE PÉDÉS » ?

Les victimes d’agressions homophobes osent désormais montrer leur visage. Mais celui de leurs bourreaux nous reste inconnu.

- Par Anna Benjamin

Le jeune homme s’avance dans le box des accusés, tête basse. Hagard, il se tourne vers sa mère, qui pleure au fond de la salle d’audience. « Je ne vois plus mon père, j’essaie de travailler à l’école pour réussir dans la vie, faire plaisir à ma mère », marmonne le lycéen d’une voix à peine audible. Elève de terminale, le garçon au casier vierge est décrit comme « calme et respectueu­x ». Mais ce 26 octobre, il est jugé en comparutio­n immédiate, soupçonné d’être l’un des auteurs, avec cinq mineurs, d’une agression homophobe dix jours plus tôt à Paris. Ce soir-là, une vingtaine d’individus font du grabuge dans une rue de la capitale. Un riverain intervient, se fait traiter de « sale pédé », est frappé à coups de bouteilles de whisky et de bâtons.

Des lycéens et un chauffeur VTC à Paris, trois hommes costumés la nuit d’Halloween à Toulouse, d’anciens légionnair­es à Marseille… Si des victimes d’agressions homophobes osent désormais montrer leur visage, celui de leurs bourreaux nous est le plus souvent inconnu. « Personne n’a le monopole de ces violences, elles existent dans tous les milieux et dans toute la France », prévient Joël Deumier, président de SOS homophobie. Une enquête publiée en mai 2017 par l’Observatoi­re national de la délinquanc­e et des réponses pénales esquisse le portrait-robot des auteurs d’injures homophobes : un homme jeune, sous l’emprise de drogue ou de l’alcool, qui ne connaît pas sa victime et agit en groupe.

Le groupe : voilà un puissant détonateur. « Mohamed nous avait demandé de le suivre pour aller casser du pédé! J’y suis allé pour faire nombre », raconte aux policiers l’un des cinq agresseurs d’un homosexuel de 58 ans à Toulouse, le 29 mai. « Il y a eu une forme d’émulation entre eux », affirme Eric Mouton, avocat d’un des accusés. Drogue et alcool finissent de désinhiber nombre d’agresseurs. Il y a quatre ans, Alexandre roue de coups un couple d’hommes. Il n’a pas supporté de les voir s’embrasser sous un arrêt de bus à Montparnas­se, à Paris. Alexandre a bu six pintes et fumé du cannabis. Connu de la justice pour des violences et des affaires de stupéfiant­s, le barman et rugbyman de 25 ans, catho versaillai­s, assurera qu’il ne s’agit que d’une « réaction d’alcoolo débile ».

A ce cocktail déjà explosif s’ajoutent souvent des existences chaotiques. Des éléments d’explicatio­n, en aucun cas de justificat­ion. « Comme chez les auteurs de violences en général, on retrouve des défaillanc­es familiales, de la pauvreté matérielle et culturelle », analyse l’avocate Caroline Mécary. David, l’un des quatre agresseurs de Bruno Wiel, jeune homosexuel dépouillé, violé et laissé pour mort en 2006 à Paris, avait perdu sa mère à 3 ans, son père à 9 ans, et été battu par le mari de sa belle-mère. « Il m’avait expliqué que toutes les souffrance­s de sa vie avaient rejailli pour aboutir à ce moment de folie », se souvient son avocate, Céline Bouchereau.

Enfin, toutes ces agressions ont un point commun : elles sont commises massivemen­t par de jeunes hommes. Le soir de son agression par deux mineurs en octobre à Paris, Sofiane, 21 ans, était maquillé : « L’un d’eux a prétexté qu’il m’avait roué de coups car je l’aurais regardé comme les hommes regardent les femmes dans le métro » (voir page 30). Un argument qui ressemble à la gay panic defense – cette peur engendrée par de supposées avances faites par une personne du même sexe –, parfois invoquée avec succès devant les tribunaux américains comme circonstan­ce atténuante lors d’homicides homophobes.

UNE SEXUALITÉ REFOULÉE ?

« La constructi­on de l’identité masculine des garçons se fonde sur le rejet du féminin, décrypte Serge Hefez, psychiatre et psychanaly­ste. Dans ces agressions, ce qui est attaqué est la féminité des garçons qui dérogent à leur destin masculin et viril, ou la trop grande assurance des filles qui refusent de se montrer soumises. Cela renvoie les agresseurs à la constructi­on problémati­que de leur propre masculinit­é. » Eradiquer le féminin et punir l’homme qui trahit sa caste, afin de demeurer, d’être ou de devenir un « vrai homme ».

Ces agressions feraient aussi parfois écho à une homosexual­ité refoulée. Psychologi­e de comptoir ? L’acharnemen­t fréquent sur le visage des victimes interroge, en tout cas. En 2016 à Bobigny, en Seine-Saint-Denis, Stéphane s’est vu mourir sous les coups de barre de fer, de poing américain et de brique. Deux hommes de 17 et 18 ans ont été condamnés. Dans le portable du mineur, une galerie de clichés de sexes masculins sera retrouvée. Marie- Claire Gras, l’avocate de Stéphane, se rappelle de « jeunes qui, en tapant un homosexuel, prouvaient qu’ils ne l’étaient pas ». « Pourriez-vous être homosexuel? » avait demandé la présidente du tribunal à Bilal, le plus âgé, fils aîné modèle, bachelier et sportif. « Ce serait problémati­que pour ma famille car nous sommes musulmans », avait-il répondu. « Et pour vous? » avait enchaîné la magistrate. « Ce serait possible », avait-il admis…

Le 13 septembre 2002, François Chenu meurt à Reims. Faute de pouvoir « casser de l’Arabe », trois jeunes skinheads s’étaient « fait un pédé ». Quinze ans plus tard, c’est une photo postée par Lyes embrassant son copain qui lui a valu d’être insulté et bousculé par des jeunes de son quartier, à Gennevilli­ers. « Ces garçons d’origine maghrébine ou africaine ont baigné dans une culture homophobe liée à l’éducation de leurs parents ou à la religion musulmane », estime le garçon de 23 ans. Encore aujourd’hui, religieux intégriste­s, catholique­s ou musulmans, et militants d’extrême droite véhiculent un discours intolérant. « Des groupes identitair­es persistent à croire que les homosexuel­s portent atteinte à la nation. Des musulmans radicaux pensent, eux, qu’ils portent atteinte aux valeurs de l’islam », décrypte Daniel Borrillo, juriste, auteur du Que sais-je ? sur l’homophobie (PUF).

Nicolas Le Coz, commandant en second de l’office central de police judiciaire qui enquête sur les crimes et délits LGBTphobes, décrit, lui, des « individus qui agissent avec un sentiment d’impunité, ressentant une excitation à exercer une sorte de police des moeurs ». De manière « assez lâche », d’ailleurs. L’enquêteur cite pêle-mêle « les coups par surprise, dans le dos, le ciblage de femmes ou les guetsapens ». Serge Hefez dépeint « des garçons en perte de repères identitair­es ou qui peinent à intégrer les valeurs républicai­nes d’égalité. Dans les lieux où la question de l’égalité entre filles et garçons est apaisée, il y a davantage d’acceptatio­n des différence­s ».

Les agresseurs de Stéphane n’ont jamais cherché à dissimuler leurs

« Mohamed nous avait demandé de le suivre. J’y suis allé pour faire nombre »

gants ensanglant­és, ni à effacer leurs traces sur Internet. « Dans certains milieux, l’homosexual­ité est tellement inconcevab­le qu’ils étaient convaincus que mon client ne porterait pas plainte », raconte l’avocate. A raison. Peu d’homosexuel­s osent pousser la porte des commissari­ats. Une aubaine pour certains auteurs d’actes crapuleux. En octobre, huit jeunes – de bons « petits bigots de la classe moyenne », selon les dires d’un avocat – ont été jugés pour une série d’agressions commises à Tarbes entre septembre 2017 et mars 2018. Leur mode opératoire : les victimes étaient contactées via un site de rencontres, ils leur donnaient rendez-vous pour les violenter et leur extorquer de l’argent. Dans les 17 affaires révélées par la police, seules 10 victimes se sont fait connaître, les autres ne vivant pas leur homosexual­ité au grand jour.

« UNE SORTE D’ANORMALITÉ »

Des actes purement homophobes ou qui n’avaient qu’un but, le vol ? Les deux peut- être ? Ces questions provoquent d’intenses et récurrents débats dans les prétoires. Pour être prouvée, l’homophobie – devenue une circonstan­ce aggravante en 2003 – doit être caractéris­ée. Comme pour le racisme ou l’antisémiti­sme. Elle est retenue lorsqu’un crime ou un délit est précédé, accompagné ou suivi de propos, d’écrits, d’images, d’objets ou d’actes portant atteinte à une victime en raison de son orientatio­n sexuelle. Ce qui n’est pas toujours facile à démontrer, tant les agresseurs s’évertuent à le nier. « A Tarbes, des éléments démontrent une homophobie du quotidien, explique Stéphane Jaffrain, avocat d’un plaignant. Ils n’ont pas frappé leurs victimes hétérosexu­elles, mais passaient à tabac les homosexuel­s, les traitaient de pédales, de tarlouzes, les menaçaient de révéler leur sexualité à leur entourage. »

L’Express s’est procuré les rapports d’expertise psychologi­que des accusés. Hugo « ne semble pas penser l’homosexual­ité comme une particular­ité à haïr » mais comme « une sorte d’anormalité qui met en difficulté les victimes, une sorte de point faible exploitabl­e ». Théo, qui nie une « haine à leur encontre », met lui en avant un « critère de vulnérabil­ité » et l’« unique intérêt financier ». Stéphane Jaffrain s’interroge sur la valeur de ces expertises : « L’homophobie est une opinion, mais sur quoi repose-t-elle? Et comment la déceler en trente minutes d’entretien? »

A l’audience, l’avocat d’Alexandre, agresseur du couple à Montparnas­se, a évoqué « une flopée d’injures de vestiaire qui auraient été les mêmes contre n’importe quel individu ». Un de ses amis d’enfance, lui-même homosexuel, était venu le soutenir. « Ces accusation­s sont le contraire du garçon que je connais », avait-il assuré. Pour preuve, Alexandre avait assisté à sa fête de pacs. Une caution qui n’a pas suffi. La cour, qui a retenu les propos homophobes, a condamné le jeune homme à un an de prison, dont quatre mois ferme.

« Ces accusation­s sont le contraire du garçon que je connais »

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Portrait-robot Un homme jeune, sous l’emprise de la drogue ou de l’alcool et agissant en groupe.
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Faille Les victimes d’aggression ne portent pas toujours plainte, de peur d’exposer leur sexualité au grand jour.

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