L’EMPIRE DU MOUTAI
Inconnu des Occidentaux, le baijiu – et sa version de luxe, le Moutai – est, avec le thé, l’autre grande boisson nationale chinoise. Un must absolu !
Quel est le spiritueux le plus consommé dans le monde ? Le whisky ? Le rhum? Le cognac? La vodka? Le gin? Réponse : le baijiu. Le quoi ? Le baijiu (prononcer baï-djo), un alcool blanc titrant autour des 50 degrés, élaboré en Chine à partir de céréales (sorgho, blé, riz, riz gluant, maïs…). Et dont le Moutai est la plus belle expression (prononcer « mao-taï »), fabriqué par l’une des entreprises les plus prospères du globe. Et pour cause : certains vieux flacons peuvent s’arracher à plusieurs dizaines de milliers d’euros l’unité, le record étant de… 1,2 million d’euros le demi-litre ! Un comble, quand le baijiu de base, vendu en vrac et puisé dans d’immenses jarres en terre cuite, peut ne coûter que quelques yuans (moins de 1 euro) le demi-litre dans un pays où il est présent sur toutes les tables, même les plus modestes.
Cette passion chinoise pour les boissons fortes fermentées remonte à près de dix mille ans, comme on l’apprend en visitant le musée de la ville de Maotai, petite cité montagnarde perdue au fin fond du sud-est de la Chine subtropicale, et qui a donné son nom au précieux breuvage. Dans ce musée, le visiteur découvre que les lointains ancêtres de Confucius produisaient déjà des boissons alcoolisées. Mais vers 1500 avant J.-C., le maltage traditionnel laisse place à une nouvelle technique : la saccharification et la fermentation simultanées. Un processus chimique naturel qui consiste à transformer les sucres complexes des céréales en sucres simples, alors même que se déroule la fermentation alcoolique. Le système fonc- tionne aussi grâce à l’action d’un champignon qui confère au Moutai ses arômes uniques.
Dès 135 avant notre ère, la Chine consomme une sorte de baijiu, une liqueur nommée Goujiang élevée au rang d’offrande impériale. Mais celui produit sous l’appellation Moutai fait la renommée de la ville depuis environ trois siècles. Car le Moutai est à la catégorie des baijiu ce que Château Margaux est au gros rouge qui tache. Elaboré à partir de sorgho rouge local et d’eau de la rivière Chishui, cet alcool réputé bio – même si aucune norme claire n’est fournie ! – est produit dans l’une des dernières régions de Chine à peu près épargnées par la pollution. Il est aussi fabriqué de manière artisanale selon un processus comptant parmi les plus complexes au monde. Neuf passages de vapeur, huit
fermentations, sept distillations et un vieillissement de quatre ans au minimum pour la cuvée Feitian (littéralement « princesse volante »), certaines jarres pouvant contenir des eaux-devie de plus de 80 ans !
DANS 500 JARRES, UN TRÉSOR BIEN GARDÉ
Gare cependant à l’année indiquée lorsque vous achetez un flacon de Moutai. Ce chiffre n’indique pas le millésime de fabrication, mais la date de commercialisation. Issu d’un savant cocktail de diverses années ou de cuvées, le spiritueux est assemblé par des spécialistes qui vont puiser dans les 500 jarres ventrues entreposées dans une cave secrète que L’Express a eu le privilège de visiter. Une réserve magique, gardée par l’armée chinoise, qui abrite plusieurs milliards d’euros d’eau-de-vie.
Titrant 53 degrés, le Moutai doit sa complexité aux 140 micro-organismes développés notamment lors de la fermentation. Il présente, selon les assemblages, des arômes de truffe, de cacao, de thé vert, de jujube, de noisette grillée, de zestes d’agrumes, de préparation médicinale, de baie de sureau, de sous-bois, de terre, voire de sauce soja. De quoi dérouter nos palais occidentaux. Mais à la vitesse à laquelle la Chine conquiert le monde, qui sait si le Moutai, demain, ne sera pas aussi populaire que le whisky aujourd’hui? Déjà, à Paris (1), New York ou Genève, mais aussi à Lyon, Bordeaux ou Marseille, les bartenders des plus grands établissements ont appris à apprivoiser cet ovni. Ils tentent à présent, à travers des cocktails, de l’adapter aux goûts occidentaux, notamment pour leur jeune clientèle.
Le gouvernement chinois met aussi la main à la pâte pour promouvoir sa boisson nationale. Depuis que Mao, lors de la Longue Marche, a fait étape dans la région où ses troupes ont soigné leurs plaies et leur moral avec le précieux alcool, ce « médicament » est aussi devenu une arme diplomatique. Aujourd’hui, pas un chef d’Etat en visite officielle n’échappe à son minuscule verre (1 cl) de Moutai, qu’il est prié d’ingurgiter cul sec. Mao d’ailleurs, à en croire la légende, a sacrifié à ce rituel, jusqu’à sa mort, chaque jour que Marx fit.
Valorisé en Bourse autour de 130 milliards d’euros, le groupe Kweichow Moutai pèse désormais autant que LVMH, no 1 mondial du luxe, et figure dans le top 60 des plus grosses entreprises de la planète. Même si, officiellement, le flacon d’un demilitre est mis en vente autour de 200 euros lorsqu’il sort des chaînes d’emballage de l’entreprise d’Etat, n’espérez pas en trouver à ce prix-là en Chine. Si vous n’acceptez pas de payer plus, le commerçant invoquera une rupture de stock imaginaire. Si l’on ajoute au Moutai tous les baijiu vendus dans le monde, l’ensemble du marché représente à lui seul un chiffre d’affaires de 60 milliards d’euros par an. A comparer aux 3,15 milliards d’expéditions de cognac en 2017… De quoi rendre les Français modestes !
(1) China Moutai : 164, boulevard Massena, Paris (XIIIe), et 51, rue des Mathurins (VIe). Chinamoutai.fr