Un bien étrange expert
Sollicité sur des scènes d’incendie, un pompier est soupçonné d’avoir usurpé des agréments officiels. Plongée dans un univers ubuesque où n’importe qui peut s’improviser spécialiste habilité.
LE TROU DANS LA CAISSE ATTEIGNAIT 730 000 EUROS
Hedy El Khazen ne cherche plus la lumière. Sa dernière sortie médiatique remonte au 6 juin 2017. Ce jour-là, le capitaine de sapeurs-pompiers volontaires est aux côtés du journaliste Michel Cymes, dans l’émission Le test qui sauve, sur France 2. Le médecin préféré des Français présente ce solide gaillard au crâne rasé comme « LE spécialiste des incendies ». El Khazen n’est pas un inconnu. Avec les volontaires du Bureau enquête incendie (BEI) installé au fort militaire de Domont, dans le Val- d’Oise, il sillonne la région au volant de puissants 4 x 4 rouges équipés d’un gyrophare et d’une sirène à deux tons. Hedy et ses camarades en imposent avec leurs lourds uniformes ignifugés, leurs casques rutilants et leurs tee-shirts noirs façon FBI.
Les magistrats des tribunaux de Seine-et-Marne, de Seine-Maritime, de l’Oise et du Val-d’Oise font souvent appel à ces experts autoproclamés de la RCCI (recherche des causes et circonstances d’incendie). D’ailleurs, le BEI distribue son calendrier annuel, avec numéro de téléphone joignable vingt- quatre heures sur vingt- quatre, dans les commissariats et les gendarmeries. Après tout, on est entre soi : le trésorier de l’association a longtemps été un gendarme, spécialiste de l’identification criminelle, et la trésorière adjointe, une fonctionnaire de la police technique et scientifique… Aujourd’hui, les nombreux reportages, articles et vidéos mettant en scène le BEI sur la Toile et les réseaux sociaux ont mystérieusement disparu. Envolées, les images de ses membres en grande tenue de sapeur-pompier (y compris le gendarme de l’association) sous l’Arc de triomphe, à Paris. Effacées, les photos de la remise au pape François, en avril 2016, d’un casque « réalisé spécialement aux couleurs du Vatican ». Quant à Hedy El Khazen, 57 ans, il pointe depuis quelques mois aux abonnés absents. « Je suis en congé sabbatique au Québec, confiet-il à L’Express par texto. Je vais pren- dre ma retraite pour carrière longue. Je jette l’éponge… » Cela tombe bien : l’Office national des forêts a demandé son expulsion du fort de Domont, propriété de l’Etat, au motif qu’il occupe les lieux « sans droit ni titre ».
L’homme se dit « écoeuré », « sali ». Depuis quatre ans, il est empêtré dans un drôle d’imbroglio judiciaire qui jette une ombre inquiétante sur le petit monde des experts incendie. Le dernier épisode de ce feuilleton remonte à la fin de septembre dernier. L’avocat parisien Claude Llorente dépose alors une plainte avec constitution de partie civile auprès du tribunal de Pontoise (Val-d’Oise). Visé : un rapport d’expertise signé El Khazen qui accable l’un de ses clients. Celuici est accusé d’avoir jeté sa voiture contre un arbre avant d’asperger sa petite amie de liquide inflammable et de tenter de l’immoler par le feu. Six mois après l’accident, le sapeur-pompier découvre une bouteille avec un bouchon rouge, partiellement brûlée, sous le siège du conducteur.
JOUEUR DE BONNETEAU
Curieuse trouvaille… Les gendarmes qui ont inspecté l’épave calcinée à deux reprises seraient passés à côté de cette pièce à conviction. Plus troublant encore : selon le fabricant de la marque d’alcool à brûler incriminée, le flacon devrait être doté d’un bouchon vert, pas rouge. Sitôt trouvés, les restes de la bouteille sont remis au militaire chargé de l’enquête. « Ce faisant, Hedy El Khazen a modifié une possible scène de crime ou de délit, estime Me Llorente. Cela constitue une infraction d’obstacle à la manifestation de la vérité, aggravée par la qualité d’expert. »
Ce n’est pas tout : le sapeur-pompier aurait fait figurer de faux numéros d’agrément du ministère de l’Intérieur sur ses rapports d’expertise, comme sur les diplômes délivrés par le centre de formation incendie du fort de Domont, qu’il dirige. « Je vous confirme que les numéros 980063 et 060249 ne correspondent à aucun agrément délivré par mes services », assure le ministère dans un courrier à Me Llorente.
Hedy El Khazen, un faux expert ? Non, car les officiers de police judiciaire et les procureurs peuvent s’adresser à toute « personne qualifiée ». Mais la supercherie est fâcheuse pour un spécialiste du feu qui, selon ses propres dires, aurait été sollicité des centaines de fois par la
justice pour analyser des scènes d’incendie. « Il est parvenu à faire croire, notamment aux magistrats, en une qualification comparable à celle de l’Institut national de police scientifique! » s’insurge l’avocat.
Les ennuis d’Hedy El Khazen ont commencé en 2014, lorsque l’un de ses collaborateurs, David Balme, découvre que des expertises réalisées par des volontaires du BEI sont facturées au nom de l’Afep, société de sécurité et de dressage canin dont le sapeurpompier est le gérant. Pour le seul tribunal de Pontoise, le montant atteint 250000 euros, révélera l’enquête ouverte à la suite de la plainte déposée par l’employé contre son patron.
Le procureur de la ville, Eric Corbaux, a assuré à L’Express que ses services « ne confient plus d’expertises à ce monsieur ». Il est vrai que le tribunal de commerce a rendu, le 12 juin 2017, un jugement interdisant au capitaine El Khazen de « gérer toute entreprise commerciale et artisanale pour une durée de cinq ans ». Le dirigeant de l’Afep est accusé, notamment, « d’avoir fait disparaître des documents comptables ». Le trou dans la caisse, à la date de la cessation des paiements, atteignait 730000 euros…
Sur le biceps gauche, Hedy El Khazen s’est fait tatouer l’emblème du BEI – calqué sur celui de la Fédération québécoise des intervenants en sécurité incendie. Tel un habile joueur de bonneteau, il jongle avec les logos, les références et les sigles. Il se présente volontiers comme expert judiciaire et premier diplômé français de la National Fire Protection Association (NFPA), la prestigieuse organisation professionnelle américaine. Or cet ancien brancardier dans une société d’ambulances, puis formateur incendie, n’est ni l’un ni l’autre. Il n’a jamais été inscrit sur les listes tenues par les cours d’appel ou sur celle de la Cour de cassation, et ne peut donc prétendre au titre convoité d’expert judiciaire.
DE LUCRATIVES FORMATIONS
Quant à la NFPA, elle n’a jamais entendu parler de lui. Ce qui n’a nullement empêché El Khazen d’apposer le logo de l’association sur les diplômes distribués par son centre de formation. Aujourd’hui encore, cet organisme dispense de lucratifs enseignements en recherche des causes et des circonstances d’incendie. Coût du module de base, baptisé « RCCI 3 » : 3 200 euros pour deux semaines et demie. Jusqu’à l’ouverture de l’information judiciaire, le cursus donnait droit à l’obtention d’un parchemin frappé du logo du ministère de l’Intérieur et porteur des fameux numéros d’agrément. La remise des diplômes se faisait en fanfare, avec bannière tricolore et Marseillaise. Désormais, les stagiaires repartent avec une simple « attestation de formation ».
Ce qui ne les empêche pas de s’en prévaloir pour vendre leurs compétences aux compagnies d’assurances, aux policiers et aux gendarmes, voire à la justice. Ils sont des dizaines à proposer ainsi leurs services un peu partout en France. Certains se prétendent « certifiés NFPA 1033 », en référence à une norme de l’association américaine – ce que celle-ci conteste fermement. Plusieurs anciens du fort de Domont ont même obtenu leur inscription auprès des tribunaux.
« Le problème, c’est que n’importe qui ou presque peut devenir spécialiste en recherche des causes d’incendie, domaine complexe dans lequel n’existent nul référentiel de formation, aucune accréditation officielle et zéro contrôle des qualifications », s’étrangle un spécialiste du secteur. Inquiétant pour les victimes et les assurés…