La révolution Gucci
La griffe italienne, en difficulté au début des années 2010, pulvérise aujourd’hui tous les records et séduit les millennials.
L’air frais de cette fin de matinée automnale ne semble pas affecter le petit groupe massé dehors. Habillées comme des gravures de mode, avec des vestes monogrammées, des mocassins surmontés d’un double G ou des bottines roses ornées de perles, ce petit monde discourt joyeusement devant un bâtiment décoré d’une fresque colorée représentant une végétation luxuriante peuplée d’oiseaux et de femmes parées de robes fashion. Tous travaillent pour le Gucci ArtLab, laboratoire de recherche et de fabrication de prototypes, inauguré le 19 avril 2018 par Gucci près de Florence, le berceau de la griffe italienne créée en 1921 par Guccio Gucci. Dans cet entrepôt gigantesque de 37000 mètres carrés, 900 artisans, techniciens et ingénieurs imaginent les modèles de demain, en se concentrant sur les accessoires en cuir et les chaussures. Après avoir franchi l’immense escalier vermillon, les visiteurs, triés sur le volet – ce temple de la création ren- ferme des secrets –, doivent arpenter un dédale de salles où oeuvrent des maîtres artisans possédant de vingt à quarante ans d’expérience. Certains travaillent le bambou, matériau historiquement utilisé pour fabriquer les anses des sacs iconiques ou les talons des escarpins glamour. D’autres polissent des peaux de crocodile bleu ciel ou roses. De leur côté, des techniciens pilotent des machines futuristes importées du monde entier pour parfaire l’exécution des produits et gagner du temps. Le savoir-faire ancestral et la modernité réunis en un seul lieu, surnommé « la maison de l’amour ». Tout un état d’esprit !
UN VIRAGE À 360 DEGRÉS
Mais cet endroit unique au monde n’est pas seulement un atelier monumental à la gloire de la deuxième marque de luxe au monde. C’est surtout une machine de guerre indispensable pour accompagner l’explosion de la croissance de Gucci : en à peine deux ans, la griffe star du groupe Kering a vu ses ventes grimper de 3,5 à 6,2 milliards d’euros. « Nous n’avons que très rarement assisté à un emballement aussi fort et rapide dans le luxe, surtout pour une enseigne de cette taille-là », affirme Loïc Morvan, analyste chez Bryan, Garnier & Co. Et un retournement tout aussi spectaculaire. Au début des années 2010, Gucci décline, considérée comme « ringarde et ennuyeuse », selon un pro de la mode. Changement d’époque. En cette soirée du 24 septembre 2018, rue du Faubourg-Montmartre, à Paris, c’est l’émeute. Parquée derrière des barrières, juste en face du Palace, temple de la nuit
des eighties, une foule d’ados françaises et asiatiques déchaînées pousse des cris hystériques. Elle attend l’heure du défilé pour la collection croisière printemps-été 2019. A cette occasion, des stars amoureuses de la marque, comme l’acteur américain Jared Leto ou Kai, jeune chanteur coréen de Kpop, sont venus de loin. Tout le gratin mondial de la mode arbore des vêtements griffés GG et des lunettes noires, parfois relevées de strass. La représentation est brève, avec un va-et-vient permanent de mannequins à l’allure androgyne, arborant des tenues « hippie chic » imaginées par Alessandro Michele, le nouveau créateur de la marque. Sur scène, Jane Birkin, fan du maestro, interprète Baby Alone in Babylone.
Aucun doute, la folie Gucci a envahi la planète Mode. De Milan à Paris, de Shanghai à New York, les ventes s’envolent, et les mules garnies de fausse fourrure comme les sacs ornés d’abeilles ou de tigres s’arrachent partout dans le monde. Un phénomène spectaculaire qui a même surpris par son ampleur la direction du groupe. En un rien de temps, « Gucci est devenue la plus désirable, la plus hype des griffes », affirme Vincent Grégoire, du bureau de style NellyRodi.
Les raisons d’un tel enthousiasme? Le virage à 180 degrés orchestré par la maison. En 2015, François-Henri Pinault, patron de Kering, décide de transformer radicalement la marque florentine. Il change tout en nommant un nouveau PDG, Marco Biz- zarri, et un directeur artistique inconnu du grand public, Alessandro Michele, dont l’univers flamboyant séduit les millennials du monde entier. Le tandem a carte blanche pour repenser la marque et se donne du temps. Ils décident, début 2015, de bousculer tous les codes du luxe. « Le secteur de la mode reposait autrefois sur la même manière traditionnelle de faire les choses », affirme Marco Bizzarri, qui reçoit L’Express dans son bureau milanais. Par chance, le designer, un Romain de 46 ans à l’allure christique, a plein d’idées pour « disrupter » le marché. Avec ses motifs à fleurs exotiques et ses animaux sauvages, son amour du baroque et de la Renaissance italienne, il crée des collections qui sont autant d’épisodes
d’un même récit poursuivi sur un temps long. Contrairement à la plupart de ses concurrents, il ne parie pas sur un seul défilé ou un seul objet iconique, mais offre un univers et une vision. « Plus qu’un moyen de vendre des produits, la mode est pour lui un prétexte pour raconter des histoires », explique Vincent Grégoire.
UN STYLE PLÉBISCITÉ PAR LES CHINOIS
De quoi déclencher les passions chez les plus jeunes en quête de sens et d’originalité. « Nous n’avons pas travaillé dans le but de séduire cette atégorie de clients. Mais il se trouve que le langage artistique d’Alessandro parle aux millennials », se réjouit Marco Bizzarri. Aujourd’hui, 56 % des ventes sont attribuées à des membres de la génération Y. Ces derniers cherchent à se mettre en scène à travers des looks différents de ceux des parents. Les Chinois, notamment, plébiscitent ce style foisonnant qui marie les contraires, comme ces baskets (à 1200 euros la paire) ornées de (fausses) pierres précieuses. Un entichement décuplé grâce à la mondialisation. « A partir du moment où le luxe s’internationalise, fin 1990, de nouveaux consommateurs émergent avec une approche de la mode différente, qui va bien au- delà du vêtement », raconte Serge Carreira, professeur à Sciences po.
Les réseaux sociaux ont, eux aussi, amplifié le phénomène. Les internautes s’envoient les vidéos des défilés, les rappeurs écrivent des chansons, comme Gucci Gang (800 millions de vues sur YouTube), et des petits malins copient la marque avec un mélange d’admiration et d’irrévé- rence. Le designer, très à l’écoute, a décidé de s’inspirer de ces copieurs inventifs : il fait désormais travailler
50 jeunes créateurs. Récemment, il a même réalisé une collection de streetwear avec Dapper Dan, légende de la mode à Harlem, qui a détourné les logos des plus grandes marques. Pour entretenir la flamme, la direction décide de miser sur la Toile en y consacrant 50 % de son budget publicitaire.
Ce bouleversement en règle de la maison italienne ne signifie cependant pas l’abandon des valeurs d’une maison presque centenaire. Et c’est tout le talent du tandem Bizzarri-Michele que d’avoir su réinventer Gucci sans oublier son ADN et d’avoir réinitialisé les symboles iconiques de l’enseigne : le double G, les références équestres et la bande verte-rougeverte. Alessandro Michele revisite donc les classiques, les rajeunit en y apportant sa touche. Au Gucci Garden, musée florentin dédié à la marque, on mesure le travail de réinterprétation des modèles historiques : des mocassins champêtres voisinent avec des paires antiques noires, un manteau façon zèbre des années 1960 en côtoie un autre en fausse fourrure orange surmonté du même animal cabré et joyeux! « Gucci a réussi à combiner les deux tendances, l’héritage et l’audace », observe Julia Amsellem, consultante chez EY. Un équilibre essentiel pour éviter de faire fuir la clientèle traditionnelle. « Au début, nous avons commencé par perdre des clients classiques, reconnaît Marco Bizzarri. Mais ils sont revenus avec encore plus d’enthousiasme », se félicite-t-il.
Pour optimiser ce retour d’affection, Gucci a également repensé l’approche commerciale, avec un nouveau concept. Fini, les magasins compassés avec des produits sous cloche réservés aux plus riches. « Ce qui a le plus bougé chez nous, c’est la façon d’interagir avec les clients », souligne le patron. Pour améliorer l’accueil, Gucci rénove ses boutiques. Le flagship de la via Monte Napoleone, à Milan, a été le premier à être transformé. Dans la vitrine tapissée de strass rose, des mannequins de chiffon dansent amoureusement vêtus de longues robes en soie et de foulards colorés. A l’intérieur, les vêtements, la maroquinerie et les foulards sont à portée de main. On peut les toucher et les essayer. « Le but est de réduire la distance avec les clients », explique-t-on chez
La direction mise sur la Toile en y consacrant 50% de son budget publicitaire
Gucci. L’objectif? Faire grimper le chiffre d’affaires des points de vente. En 2015, il tournait autour de 30000 euros au mètre carré, contre 45000 euros pour L ouis Vu i t ton.
Fin 2018, l’enseigne a progressé et compte atteindre 45000 euros au mètre carré.
C’est dire qu’au- delà de la partie artistique rien n’a été laissé au hasard. « La nouvelle vision esthétique et commerciale a été orchestrée dans le cadre d’une stratégie globale et cohérente », résume Serge Carreira. Il fallait, en effet, une machine de guerre efficace pour répondre à la demande et l’anticiper. « L’exécution opérationnelle a été et reste remarquable », juge Loïc Morvan. La maison veut gagner encore davantage en agilité en adoptant un esprit start-up, avec un renforcement de la culture d’entreprise. Autant de satisfecit pour un avenir que la direction espère radieux.
Pourtant, le retournement a été tellement rapide et massif qu’il est im- possible de ne pas se poser la question : jusqu’où ira Gucci? « On voit mal comment ils vont réussir à renouveler la marque dans les cinq prochaines années », déclarait fin 2017 Luca Solca, analyste chez Exane BNP Paribas. Déjà, les résultats du troisième trimestre 2018 accusent un recul puisque Gucci affiche « seulement » 35 % de hausse du chiffre d’affaires (en un an), contre 40 % au deuxième trimestre. « Il ne faut pas oublier que la base de comparaison est beaucoup plus élevée et que c’est notre meilleure performance tant en valeur absolue trimestre après trimestre que par rapport à l’année précédente », s’agace Marco Bizzarri. Au-delà des querelles autour de la progression, la maison doit surtout s’assu- rer que le gain des nouveaux consommateurs est définitif et que l’amour des millennials ne s’apparente pas à un coup de foudre passager. Avec une inconnue de taille : Alessandro Michele pourra-t-il continuer à innover et surprendre ses aficionados? « Le risque, c’est la lassitude et la répétition », prévient Serge Carreira. « Ou la caricature », renchérit Vincent Grégoire.
Pas de quoi décourager le PDG. « Il n’y a pas de limites à la créativité d’Alessandro », déclare-t-il, sûr de lui. D’autant que le potentiel reste énorme. Jusqu’ici, seuls 196 des 539 magasins ont été rénovés. Et puis le groupe veut élargir sa cible en rendant certains produits, comme la petite maroquinerie, plus accessibles. Il compte également tripler ses ventes en ligne (+ 86 % en 2017). Avec une ambition : atteindre 10 milliards d’euros de ventes. Et dépasser Louis Vuitton, la première marque de luxe du monde.