Les tables : L’air du temps (Liernu, Belgique)
Non loin de Bruxelles, la ferme-auberge de Sang-Hoon Degeimbre fait peau neuve. A la clef : de solides ambitions écologiques et gastronomiques qui valent le voyage !
L’Air du temps ? Ce nom prêterait presque à confusion pour une table moins préoccupée par l’air du temps et les humeurs de l’époque que par les terres fécondes de Liernu, cette petite commune de la province de Namur où le chef Sang-Hoon Degeimbre a profondément enraciné son rêve d’auberge contemporaine. Disons-le tout net : sur la scène gastronomique mondiale, on a rarement vu projet aussi vertueux et ambitieux. Une fascinante impression de vitalité et d’harmonie se dégage de cette ferme du plat pays. Celle-ci abrite 11 chambres au minimalisme chaleureux, ainsi que, dans l’ancien corps de logis, un restaurant dont la nouvelle architecture arrache à tous les clients un « waouh ! » d’émerveillement.
Dans un grand réaménagement achevé en avril, la designeuse belge Charlotte Esquenet l’a conçu comme une précieuse chambre d’écho des paysages environnants : matières naturelles, lignes organiques et, clou du spectacle, cette gigantesque lame de verre de 25 mètres de longueur, comme une frontière invisible entre la table et les 5 hectares de jardins nourriciers. Un vrai film en cinémascope dont le réalisme est renforcé par les bruits de pioche, d’insectes et d’oiseaux captés par l’artisteingénieur du son Antoine Bertin et subtilement diffusés dans la salle.
Visuelle et sonore, cette bluffante proximité entre le dehors et le dedans est évidemment gustative. Elle s’exprime de toutes ses forces au creux des assiettes créées par la céramiste Bénédicte Payen avec de l’argile de la région du Hainaut. Chaque plat est le fruit d’une étroite collabo-
ration entre le chef cuisinier et son chef jardinier. Benoît Blairvacq cultive, depuis treize ans, le plus naturellement du monde, un millier de variétés de fruits et de légumes. Sang-Hoon Degeimbre les conserve et les cuisine entre sa cave de fermentation et ses fourneaux.
En ce moment, ces deux-là sont dans les choux. Vert, chinois, frisé, nero di Toscana, blanc d’Alsace, chou de Bruxelles… Tous les crucifères du potager sont travaillés en pickles, kimchi, poudres, huiles, jus, meringues dans « 15 shades of choux », un camaïeu végétal aussi rustique que contemporain, pêle-mêle bouleversant de couleurs, de saveurs et de consistances. Le céleri rave ne perd rien pour attendre. Il est trituré de la tête au pied : le coeur cuit en cocotte dans l’humus, au parfum de thé Pu-erh (thé de Chine fermenté) ; les chutes sont réduites en mousseline ; le jus est centrifugé et monté au beurre ; les feuilles vertessont changées en chips craquantes… Le tout est accompagné d’un miso de noix à la profondeur automnale.
Les dernières tomates de la saison, aux parfums explosifs, escortent le gîte d’une vache limousine de 14 ans, élevée localement, vieille carne qu’une maturation de cinquante jours sous vide transforme en monument de finesse.
Impossible de passer à côté du plat-signature qui fit la réputation du cuisinier belge : le kiwître, mariage du kiwi et de l’huître, deux ingrédients dont le chef, en collaboration avec le bio-ingénieur Bernard Lahousse, a découvert qu’ils partageaient 14 molécules aromatiques. Sa version 2018 décoiffe : une huître spéciale de Normandie, dont le gras se mêle à la fraîcheur iodée du fruit, sur fond de crème crue de la ferme de Van Vynckt et de croûtons à l’aneth.
Quant au dessert, il réussit le pari de rendre un hommage champêtre aux quatre ruches du jardin. Dans une coupelle, une glace au pollen fermentée à la complexité florale étourdissante. Juste à côté, une assiette réjouissante retraçant le parcours des abeilles entre blanc-manger au sirop de fleur, biscuit au miel en forme d’alvéole, pétales de cosmos et de sauge ananas… Cette parabole comestible des butineuses pourrait aussi être aussi la devise de Sang-Hoon Degeimbre : faire son miel avec le meilleur de la nature.