L'Express (France)

Jean d’O entre les lignes

On croyait tout savoir de l’écrivain disparu le 5 décembre 2017. Sophie des Déserts révèle dans une biographie des aspects méconnus de sa vie. Elle livre ses découverte­s à L’Express.

- PROPOS RECUEILLIS PAR JÉRÔME DUPUIS

Un an à peine après sa mort, l’actualité « d’ormessonie­nne » est plus riche que jamais. Un livre posthume, Un hosanna sans fin, paraît aux Editions Héloïse d’Ormesson ; la Pléiade publie un deuxième volume, largement composé de ses oeuvres autobiogra­phiques ; le 5 décembre sort en salles Monsieur, un film documentai­re de Laurent Delahousse ; enfin, Sophie des Déserts, enquêtrice réputée de Vanity Fair, lui consacre un livre. Elle a rencontré l’écrivain et ses proches à de nombreuses reprises.

Empathique et doux sur la forme, le portrait qu’elle dessine de « Jean d’O » ne cache rien de ce personnage très aimé des Français. Amours, argent, romans : Le Dernier Roi Soleil (Fayard) est une biographie subtile où la vérité se lit souvent entre les lignes. Sophie des Déserts raconte « son » Jean d’Ormesson à L’Express.

l’express Comment cette biographie est-elle née ?

Sophie des Déserts Il y a dix ans, Sophie de Closets, aujourd’hui directrice de Fayard, m’a demandé si je ne voulais pas écrire une biographie de Jean d’Ormesson. Le hasard a fait que j’ai accompagné un jour l’un de mes confrères de Vanity Fair à une interview de l’écrivain. Il revenait de Corse, il était bronzé, virevoltan­t. « Venez déjeuner chez moi ! » m’a-t-il dit, quelques semaines plus tard. Je lui ai alors parlé de ce projet. Il m’a répondu : « Mon Dieu, quelle horreur ! » Et puis, au printemps 2015, il m’a appelée au téléphone et m’a dit : « Sophie, j’ai réfléchi. Allons-y ! »

Il s’agit donc d’une « biographie autorisée » ?

S. d. D. Jean d’Ormesson et moi avons conclu un pacte : l’un ou l’autre pouvait renoncer à ce projet n’importe quand. Au même moment, il a accepté que Laurent Delahousse le suive partout pour un film. Il était même prêt à plonger dans la mer devant les caméras, à 90 ans passés ! C’est son épouse qui a dû l’en dissuader. Il avait été gravement malade et tenait peut- être à dire sa vérité, à organiser sa postérité. J’ai voulu décrire un homme à son crépuscule, plutôt qu’écrire une biographie à l’américaine. C’est pourquoi je mets en scène nos échanges. Tout le monde croit connaître Jean d’Ormesson, mais personne ne le connaît réellement. Dans ses livres, sous couvert de se dévoiler, il a passé son temps à poser des masques. Mon projet n’était pas de déboulonne­r la statue du Commandeur, mais de raconter une vie très romanesque.

Il incarnait une certaine aristocrat­ie à la française…

S. d. D. Il n’est jamais sorti de sa classe. Grâce à l’immense fortune de Françoise, son épouse, héritière des sucres Béghin-Say, Jean d’Ormesson a pu avoir une vie entièremen­t vouée à l’écriture, totalement détachée des contrainte­s matérielle­s. Son fidèle majordome, Olivier, lui préparait son bol d’Ovomaltine tous les matins et lui

servait ses repas. Françoise lui a laissé la lumière et lui a permis de mener une vie mondaine dans son hôtel particulie­r de Neuilly ou sa villa en Corse. Grâce à elle, il a fréquenté très tôt la jet- set. Il passait ses vacances avec la famille Agnelli, les propriétai­res de Fiat, ou Jackie Kennedy, faisait de la planche à voile avec Pamela Harriman, belle-fille de Winston Churchill. En Corse, leur maison, du côté de SaintFlore­nt, était proche de celle de Maurice Rheims, le célèbre commissair­epriseur. Les familles se voyaient beaucoup. C’était ça, le monde de Jean.

« Je crois que Françoise et Malcy sont unies par un même amour pour lui »

Jean d’Ormesson a-t-il toujours été un romancier à succès ?

S. d. D. Non, pas du tout! Longtemps, ses amis l’ont considéré un peu comme le loser de la bande. Ils se moquaient gentiment de lui. « Alors, tu révolution­nes la littératur­e ? » le taquinait Gianni Agnelli, quand il le voyait écrire sur la plage. Ses livres ne se vendaient pas. Il n’avait pas non plus fait la carrière de diplomate dont son père avait rêvé pour lui. Son premier succès a été La Gloire de l’Empire, en 1971. Et puis, il y a eu ces deux années miraculeus­es, 1973 et 1974, où il est entré à l’Académie française et a été nommé directeur du Figaro. Cela a aussi coïncidé avec les débuts d’Apostrophe­s, qui a contribué à en faire une star du petit écran. Il avait déjà 50 ans quand il est devenu « Jean d’O ». Cela explique peut-être son besoin insatiable de reconnaiss­ance médiatique durant les quatre décennies qui ont suivi. « Sophie, tout cela est venu tard! » me disait-il souvent. Il était émerveillé comme un enfant de ce succès tardif.

Vous révélez que pendant longtemps Jean d’Ormesson a eu une relation avec une autre femme, ce qui étonnera peutêtre ses fidèles lectrices du Figaro…

S. d. D. Mais il en avait parlé lui-même dans son dernier livre biographiq­ue, Je dirai malgré tout que cette vie fut belle ! Il écrit qu’il a aimé Malcy Ozannat, la fille d’un baron du gaullisme, Olivier Guichard. Elle avait vingt ans de moins que lui. Ils se sont connus lors d’un déjeuner chez les Gallimard, en 1974, et ne se sont jamais quittés. Elle était également son éditrice. C’est un alibi en or : on a toujours besoin de voir son éditrice. Tout Paris savait qu’il avait ce qu’il appelait des « garçonnièr­es », avenue Montaigne ou au Palais-Royal.

Ce « secret » n’en était donc pas un?

S. d. D. Un jour, il m’a appelée pour m’inviter à l’une de ses conférence­s, organisée salle Gaveau par Le Figaro. Il m’avait réservé une place dans un petit box. Juste devant moi, il y avait deux femmes côte à côte : son épouse, Françoise, et Malcy. Elles se connaissen­t très bien. Elles partent même en vacances ou en croisière ensemble chaque année. Je crois que ces deux femmes sont unies par un même amour pour lui. Après ses obsèques, je les ai vues tomber dans les bras l’une de l’autre. C’était très

émouvant. Il n’y a que Jean d’Ormesson pour arriver à faire accepter presque naturellem­ent des choses pareilles. « Le mariage, à la fin, c’est pas si mal ! » m’a-t-il dit un jour. Même si, voilà une vingtaine d’années, il a été foudroyé par la beauté d’une jeune Egyptienne rencontrée à l’Unesco, au point d’envisager un moment de refaire sa vie avec elle…

Quasiment pas traduit et lu à l’étranger, mais entré en Pléiade de son vivant »

Vous relevez certains de ses petits arrangemen­ts avec la vérité, concernant son père, par exemple…

S. d. D. pour tout ce qui le concerne, lui et sa famille, il n’est jamais précis. par exemple, il a toujours dit, pour s’en amuser, que son père avait été nommé ambassadeu­r à rio par Léon Blum. Cela ajoutait une petite touche de Front populaire à la saga familiale. En réalité, c’est Albert Sarraut qui l’a nommé. Il a aussi dit que son père avait accordé des visas à des juifs, lorsqu’il était diplomate en Alle - magne, entre 1925 et 1933, ce qui lui aurait valu des menaces. Je n’ai pas trouvé trace de cela dans les archives du Quai d’Orsay, même si son père s’est inquiété de la montée de l’antisémiti­sme. De manière générale, il ne vient pas d’une famille de résistants. Lui-même ne l’a pas été. Certes, il n’avait que 20 ans à la fin de la guerre, mais son ami Valéry Giscard d’Estaing, un peu plus jeune que lui, s’est engagé, tout comme Maurice rheims. Je me demande si, au fond de lui, il n’en a pas été complexé tout au long de sa vie.

Vous êtes parfois dure avec ses écrits. A quoi tient son succès en librairie?

S. d. D. Je crois que les gens achètent du Jean d’Or mes son comme on achète une marque, pour retrouver une petite musique. Il raconte toujours les mêmes histoires. Forcément, au bout d’un moment, il tourne un peu en rond. Il a écrit des livres merveilleu­x, comme Histoire du Juif errant ou Voyez comme on danse. D’autres, comme Le Vent du soir ou certains de ses derniers textes, sont plus inégaux. Il en parlait franchemen­t. Au cours de mon enquête, lorsque je demandais à mes interlocut­eurs quel était leur livre préféré de Jean d’Ormesson, ils étaient souvent incapables de me citer un titre… Il n’est quasiment pas traduit et lu à l’étranger, mais il est entré en pléiade de son vivant. Là encore, il est très français…

Avait-il de fortes conviction­s politiques ?

S. d. D. Il incarnait, évidemment, l’homme de droite par excellence, notamment au Figaro. A la dernière présidenti­elle, il s’est beaucoup investi dans la campagne de François Fillon, même après le « penelope Gate ». Il a participé à des réunions d’appartemen­t en faveur de Fillon et a posé avec lui en Une du Figaro Magazine. Il avait aussi une amitié presque filiale pour Sarkozy. Il était bluffé par son énergie. « On partageait l’amour des femmes grandes », m’a dit l’ancien président. Mais Jean-Luc Mélenchon est venu déjeuner chez lui à Neuilly et il a été décoré par Hollande. Et, à la fin, il me disait : « Je deviens de plus en plus macronien! » Au fond, il était assez « transcoura­nt »…

On a pu dire de Jean d’Ormesson qu’il était intouchabl­e. Est-ce vrai ?

S. d. D. On lui pardonne tout. D’une certaine manière, c’était un égoïste, mais il irradiait tellement que chacun en retirait quelque chose. Qui se souvient qu’il a été entendu par la brigade financière pour un compte en Suisse de 16 millions d’euros appartenan­t à la famille de son épouse ? Son charme fou faisait tout passer. C’est pour cela que j’ai choisi Le Dernier Roi Soleil comme titre pour cette biographie : chez lui, il y a la lumière et la Cour. A part Jérôme Garcin et Bernard Frank, tous les critiques l’encensaien­t. Et puis il s’est bonifié avec le temps. Si vous regardez des images des années 1960, il a l’air arrogant, pète-sec. A la fin de sa vie, il s’était arrondi. « Je me rends compte que je suis devenu beau! » disait-il pour s’en amuser. Avec le temps, il a fini par incarner une sorte de grand-père céleste de tous les Français. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a remis un gros sac rempli de lettres d’admirateur­s reçues en quelques semaines seulement. Cela le flattait et l’assommait à la fois. Cinq jours plus tard, son coeur lâchait.

LE DERNIER ROI SOLEIL

Par Sophie Des Déserts. Ed. Fayard, 288 p., 20 €.

 ??  ?? Bio L’auteure a voulu raconter « une vie très romanesque ».
Bio L’auteure a voulu raconter « une vie très romanesque ».
 ??  ?? Lumière Après avoir longtemps été considéré comme un « loser » pour ses amis, viennent « ces années miraculeus­es, où il est entré à l’Académie française et a été nommé directeur du Figaro ». Ici, en 1973, avec son épouse Françoise et sa fille Héloïse, à l’Institut de France.
Lumière Après avoir longtemps été considéré comme un « loser » pour ses amis, viennent « ces années miraculeus­es, où il est entré à l’Académie française et a été nommé directeur du Figaro ». Ici, en 1973, avec son épouse Françoise et sa fille Héloïse, à l’Institut de France.
 ??  ?? « Transcoura­nt » L’ex-directeur du Figaro se disait à la fin de sa vie “de plus en plus macronien“. Ici, en 1974.
« Transcoura­nt » L’ex-directeur du Figaro se disait à la fin de sa vie “de plus en plus macronien“. Ici, en 1974.

Newspapers in French

Newspapers from France