L'Express (France)

C’était dans L’Express… Les ambiguïtés des droits de l’homme, 1985

Dans un ouvrage de philosophi­e politique*, Luc Ferry et Alain Renaut s’interrogen­t sur les limites des droits de l’homme.

- Par Jean-Louis Missika

Au départ, un constat : en redécouvra­nt les droits de l’homme, on a redécouver­t également […] leurs ambiguïtés et leurs limites. D’abord, les droits de l’homme ne sont pas une politique ni même une théorie politique. Ils servent de garde-fous contre l’absorption de la société par l’Etat, mais ils ne disent rien sur ce que doit être une société libérée de la menace totalitair­e. Ensuite, plusieurs conception­s des droits de l’homme s’affrontent […]. Enfin, il faut rendre compte d’un paradoxe : l’époque moderne, qui a proclamé les droits de l’homme, est aussi celle qui en a accompli les plus effrayante­s négations.

Cet examen critique se révèle étonnammen­t destructeu­r. Ainsi, si l’on souhaite donner à la notion de droits de l’homme un minimum de cohérence, il faut les considérer comme des valeurs absolues et irréductib­les, et non pas relatives à telle période historique, à telle région du monde ou à telle culture particuliè­re. Le marxisme, bien sûr, au nom du sens de l’Histoire, ne peut que rejeter une conception universell­e des droits de l’homme. Pour lui, le droit, c’est le droit des vainqueurs (ou, si l’on préfère, la version hexagonale) : « Vous avez juridiquem­ent tort parce que vous êtes politiquem­ent minoritair­es », mais le libéralism­e, lui non plus, n’échappe pas à ce piège. L’ultralibér­al Hayek écrit, par exemple : « Il serait mauvais moralement de ranimer un vieil Esquimau que son peuple, suivant ses principes éthiques, aurait abandonné derrière lui. » En somme, pas les droits de l’homme, mais les droits de l’Esquimau différents de ceux de l’Anglais.

Autre ambiguïté fondamenta­le : il existe au moins deux conception­s antagoniqu­es de ces droits, l’une libérale, l’autre socialiste. La première s’intéresse aux droits-libertés (libertés de pensée, d’expression, de réunion […]), qui dessinent les limites d’un Etat minimal. La seconde revendique des droits créances (droits à l’emploi, à la santé, à la sécurité sociale […]), c’est-à-dire des droits économique­s et sociaux qui débouchent sur l’Etat-providence. La tradition libérale refuse de considérer la justice sociale comme un droit et comme un objectif de l’action politique, et s’en remet à la charité publique ou privée pour régler la question. Tandis que la tradition socialiste se révèle incapable de penser le droit comme valeur propre et élabore la distinctio­n célèbre et mortelle entre libertés formelles et libertés réelles. […]

Ferry et Renaut voient dans [l’idée républicai­ne] le moyen de réconcilie­r la tradition libérale et la tradition socialiste des droits de l’homme. Mais la notion de droits-participat­ions, qui doit permettre de dépasser l’opposition entre droits-libertés et droitscréa­nces, relève du simple jeu de langage […]. Quant à l’idée que le droit au suffrage universel serait fondateur des droits de l’homme, elle se heurte à l’objection posée par Hannah Arendt : puisque les valeurs absolues et transcenda­ntes de la religion ou de la loi de la nature ont perdu leur autorité, il devient tout à fait concevable qu’un beau jour une humanité hautement organisée et mécanisée en arrive à conclure, le plus démocratiq­uement du monde, c’est-à- dire à la majorité, qu’en tant que tout elle aurait avantage à liquider certaines de ses parties. En fait, le lecteur est tenté de dire que, comme les droits de l’homme, l’idée républicai­ne ne fait pas une politique. […]

* Des droits de l’homme à l’idée républicai­ne. Philosophi­e politique, t. III, par Luc Ferry et Alain Renaut. PUF.

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