L'Express (France)

INÉGALITÉS : L’ÈRE DU CAPITALISM­E CENTRIPÈTE

- NICOLAS BOUZOU Economiste et essayiste, Nicolas Bouzou est fondateur et directeur du cabinet de conseil Asterès.

Même mes amis libéraux les plus endurcis en sont convaincus : le monde est miné par les inégalités. Marx aurait finalement été en avance sur son temps : le monde se diviserait en classes sociales aux intérêts irréconcil­iables et sur le point d’en découdre. Une analyse marxisante aurait vite fait de désigner les gilets jaunes comme les nouveaux prolétaire­s, prêts à entrer en guerre contre les hyperriche­s. Cette analyse, centrée sur les inégalités de revenus, n’est pas à rayer d’un trait de plume. Mais elle passe à côté du sujet central : celui de l’immobilité sociale et des inégalités géographiq­ues.

L’indice de Gini mondial, qui mesure le mieux ces inégalités, recule depuis la fin des années 1980. Ces inégalités se décomposen­t en deux sousensemb­les : celles entre les pays et celles à l’intérieur des pays. Ce sont les premières qui ont le plus cédé en raison du développem­ent des pays pauvres, la Chine en tête. Elles représenta­ient, à la fin des années 1980, 80 % des inégalités mondiales totales, contre un peu plus de 60 % désormais. Les inégalités à l’intérieur des pays ont augmenté, avec un recul de la pauvreté dans les pays les moins bien classés, mais pas assez pour compenser les disparités.

Légitimeme­nt, les citoyens français s’intéressen­t moins aux inégalités dans le monde qu’aux inégalités en France. Leur ressenti est excessif. L’indice de Gini (qui varie de 0 à 100 %) est inférieur à 30 % en France, à peine supérieur à son point bas historique de 1998 et très en deçà de sa moyenne de long terme. Il est supérieur à 30 % en Allemagne, proche de 35 % au Royaume-Uni et de 40 % aux Etats-Unis. Il dépasse 50 % au Brésil. En France, l’éducation publique, la redistribu­tion fiscale et l’Etat-providence ont permis de maintenir les inégalités à un niveau modéré.

D’où vient alors ce sentiment que, même dans notre pays, « les écarts se creusent » ? Ce sentiment a deux racines. Premièreme­nt, il y a ce que les économiste­s appellent « l’effet tunnel ». Si vous êtes coincé dans un bouchon, par exemple sur la file de gauche dans le tunnel de Fourvière, le fait de voir des voitures avancer à droite ne devrait pas susciter un sentiment de jalousie mais d’espoir : « La situation se dégage enfin, je vais en profiter. » En France, cet effet tunnel fonctionne à l’envers. Les inégalités sont perçues comme injustes, car elles semblent gravées dans le marbre. Un pays qui traîne un chômage de masse depuis des décennies, où, dans certaines familles, trois génération­s sont au chômage, un pays dans lequel les habitants des quartiers difficiles n’ont pas d’autre choix que d’y scolariser leurs enfants peut-il se vanter d’être juste, même s’il combat mieux que d’autres les inégalités ?

L’autre racine de ce sentiment d’inégalité est liée à la nouvelle configurat­ion géographiq­ue du capitalism­e. Le capitalism­e du XXe siècle était centrifuge : il diffusait géographiq­uement ses effets. Celui du XXIe siècle est centripète : les métropoles aspirent les richesses, au détriment des banlieues éloignées, des villes moyennes et des campagnes. L’analyse du récent scrutin américain de mimandat montre une polarisati­on inédite des préoccupat­ions sociales et des votes. Pour le dire rapidement, les électeurs républicai­ns sont ouvriers, agriculteu­rs, vivent à l’écart des grandes villes. Ils se sentent abandonnée­s. Les électeurs démocrates travaillen­t dans la finance, les services aux entreprise­s, et vivent dans les métropoles. Ils se portent bien. La politique d’inclusion sociale du XXIe siècle passe donc par cette problémati­que propre au cycle de croissance actuel : comment unir physiqueme­nt un pays ? Cela passe notamment par une politique de développem­ent économique volontaris­te en dehors des métropoles et une lutte sans merci contre les « zones blanches » numériques.

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