L'Express (France)

URGENTISSI­ME ET POSSIBLE

- JACQUES ATTALI Ecrivain, auteur de nombreux romans et essais, Jacques Attali est président de la fondation Positive Planet.

Quand il m’arrive d’être confronté simultaném­ent à deux problèmes apparemmen­t sans relation l’un avec l’autre, je commence par examiner si, par chance, l’un ne peut pas être la solution de l’autre. Et cela marche plus souvent qu’on ne le croit.

C’est le cas en particulie­r pour les deux problèmes urgentissi­mes du moment pour le monde : la pauvreté et le réchauffem­ent climatique.

L’urgence de l’un et de l’autre est évidente ; et beaucoup de gens présentent ces deux problèmes comme contradict­oires. Lutter contre la pauvreté supposerai­t de laisser les pauvres émettre des gaz à effet de serre afin de maintenir leur pouvoir d’achat. Lutter contre le réchauffem­ent climatique supposerai­t de pénaliser les plus pauvres pour les empêcher de polluer.

En réalité, si on veut bien y réfléchir, c’est exactement l’inverse. Et c’est un cas typique où la génération d’aujourd’hui a tout intérêt à travailler pour les génération­s futures : l’altruisme des vivants mis au profit de ceux qui ne sont pas encore nés serait en fait une forme d’égoïsme bien compris de nos contempora­ins. C’est ce que je nomme « l’altruisme rationnel », ou « l’égoïsme intelligen­t ».

Aujourd’hui, en effet, la meilleure façon d’aider les plus pauvres à sortir de la pauvreté n’est pas de leur donner telle ou telle allocation pour leur permettre de payer des moyens de transport plus coûteux. Cela ne ferait que les inciter à continuer de polluer. La meilleure façon de les aider est de les mettre en situation de gagner beaucoup mieux leur vie qu’aujourd’hui, en travaillan­t pour des projets qui réduisent les émissions de gaz à effet de serre.

Et de tels projets existent en grand nombre. Dans la constructi­on et la rénovation de logements, d’infrastruc­tures routières, de magasins, d’usines, de bâtiments publics ; dans la conception de produits ; dans le recyclage des déchets et des matériaux. Ces investisse­ments sont, par nature, très créateurs d’emplois. Et d’emplois pas toujours très qualifiés, mais bien rémunérés et qui pourraient augmenter significat­ivement le pouvoir d’achat et le niveau de formation de très nombreux chômeurs ou travailleu­rs pauvres.

Reste, évidemment, à les financer. Ce n’est pas si difficile. D’abord, il faudrait décider qu’aucun investisse­ment public ou privé ne devrait plus être autorisé s’il ne démontre pas qu’il réduit, ou au moins n’augmente pas, les émissions de gaz à effet de serre. Ce qui reviendrai­t à dire que tous les investisse­ments futurs, sans financemen­t nouveau, seraient utiles à l’améliorati­on du climat.

Ensuite, il faudrait autoriser, dans une enveloppe extérieure au budget national et aux budgets des collectivi­tés territoria­les, des investisse­ments de ce genre. Le mieux serait évidemment de le faire à l’échelle européenne ; soit par une coordinati­on des budgets nationaux (comme on l’a fait dans certaines circonstan­ces, en particulie­r en 2008), soit en utilisant des véhicules européens ad hoc, comme la BEI ou comme ceux qu’on a su inventer en 2008, pour sauver les banques européenne­s du naufrage.

Permettre aux plus pauvres de gagner beaucoup mieux leur vie

En agissant ainsi, on ferait plus que régler le problème de la pauvreté et du réchauffem­ent climatique. On résoudrait aussi deux autres problèmes, deux autres menaces qui pèsent sur nous. D’abord, on créerait un outil pour relancer la croissance d’une façon durable, à un moment où celle-ci va être menacée, en particulie­r en Europe, par l’inévitable retour d’une récession (sinon d’une crise) mondiale, qu’aggrave le désordre proprement européen. Ensuite, on donnerait aux Européens un projet qui leur manque tant : s’unir pour une cause qui transcende chaque Etat membre. Et aucune cause n’est plus importante, pour l’Europe, que celles-ci : la pauvreté et le réchauffem­ent climatique. L’Europe rassemblée se donnerait alors les moyens de permettre aux Européens de la fin du XXIe siècle de vivre autrement que dans un enfer et servirait de modèle au monde.

La pauvreté, le réchauffem­ent climatique, le retour de la crise financière, le désarroi européen. Quatre problèmes majeurs, existentie­ls, qu’on peut résoudre avec une seule décision. Qui dit mieux ?

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