Guitry, le premier des people
Christophe Barbier, conseiller éditorial à L’Express, consacre à l’auteur prolifique un savoureux exercice d’admiration.
a critique institutionnelle l’a, de son vivant, toisé. Snobé. Presque mis en quarantaine. Sacha Guitry, né sous le prénom d’Alexandre, n’en fut pas moins, dans l’entre-deux-guerres, une gloire étincelante. Et Orson Welles, qu’il a fait tourner dans Si Versailles m’était conté... et dans Napoléon, le tenait pour un maître absolu. Pour l’illusionniste en chef, à la fois paria et incontournable. Soixante ans après sa mort, Guitry divise encore, enflamme et clive. Fascine surtout. D’où le prix du livre savoureux, à la fois encyclopédique et discrètement admiratif, que lui consacre Christophe Barbier. Auteur d’un Dictionnaire amoureux du théâtre, homme de lettres et de planches, il est possible que Barbier s’identifie un peu à cet auteur prolifique, dont le track record, comme l’on dit aujourd’hui, enregistre la bagatelle de 124 pièces et de 41 films !
Dans la mémoire collective surnagent encore des saillies bien envoyées et des mots d’esprit nonchalants, cyniques ou, c’est selon, assassins et aiguisés comme des flèches : « Si vous voulez que votre femme écoute ce que vous dites, dites-le à une autre femme. » Ou encore : « Ma vie de garçon a la vie dure, et c’est en vain que depuis quarante ans je l’enterre. » Autant d’aphorismes, dûment convoqués, où se réfracte l’étrange sagesse virevoltante d’une époque, la sienne, déjà blasée et revenue de tout, dont il fut le prince boulimique. Mégalo, Guitry ? Oui. Et boursouflé. Même bidonneur, sans doute. Mystère d’un talent profus qui fut, très tôt, « trop tout ». L’avocat Barbier ne faiblit pas et assume tous les excès de son cher « Monsieur Moi ».
Avec les dons surabondants, avec le geyser créatif de cet hyper-Narcisse ne se mirent pas que l’insouciant esprit des Années folles et leur apocalypse joyeuse. Non. Christophe Barbier y insiste, dans son
Lintroduction : c’est un certain génie de la France qui s’y donne à voir. Léger, bien sûr, insoutenablement léger – mais pas seulement. Volontiers grandiloquent, aussi, tant ce « saint Bernard des chroniqueurs », cette « sainte Rita des orateurs » a transfiguré notre langue en arme de sidération massive.
Amplification? En fait, non. Car Guitry, note justement l’auteur, est pareil à un « horticulteur de la pensée, qui nous offre des bouquets de formules, de sentences, de bons mots, pour nous édifier mais surtout pour nous égayer, nous réjouir, nous ravir ». Brillance sur commande et crépitement de paillettes à tous les étages : telle fut la vie festive de cet enchanteur, cinq fois marié avec des actrices. Pourquoi, alors, célébrer la vista de Citizen Guitry? Sans doute parce qu’il fut, au fond, le premier des people. L’ancêtre d’une lignée féconde de personnages surexposés et suridolâtrés. Dépourvu de toute conception générale du monde, délesté de toute idée de l’homme, ce créateur incandescent inventa, comprend-on à lire Barbier, un type de présence sous les sunlights qui est à lui-même sa propre fin. Il est, en ce sens, notre exact contemporain. Comme l’est, hélas, son relativisme autocentré, d’ailleurs étranger à l’auteur, qui lui permit de traverser les années d’occupation du côté de chez Otto Abetz, avec l’unique obsession de demeurer en haut de l’affiche. Plus tard, des intellectuels américains comme Christopher Lasch feront une analyse du « moi grandiose » de maints représentants du star-système, de leur « obsession narcissique » qui écrase tout sur son passage. Avec ses traits indéniablement touchants, Guitry fut la préfiguration de ce type humain.
Le Monde selon Sacha Guitry, Tallandier.