L'Express (France)

QUI VEUT L’INSURRECTI­ON ?

L’extrême droite radicale et l’ultragauch­e poussent les gilets jaunes à l’émeute. Pillards et complotist­es ajoutent à la confusion.

- Par Thibaut Solano et Boris Thiolay, avec Alexandre Sulzer

Une trentaine de gilets jaunes, tout de noir vêtus, organisés en peloton, remontent l’avenue Hoche (VIIIe arrondisse­ment de Paris) au pas cadencé. L’Arc de triomphe et la place de l’Etoile, à 100 mètres, sont verrouillé­s depuis l’aube par des fourgons de police et de gendarmeri­e. Il est 11 heures, samedi 8 décembre. A priori, aucune chance de passer… En fait, ce petit groupe n’a que faire du prix du diesel. Il arbore un drapeau bleu à fleurs de lys et hurle : « A bas la République! » et « Français! Européens! » Dans ses rangs, des militants de l’Action française, mouvement d’extrême droite royaliste, nationalis­te et maurrassie­n. Et de « purs » néonazis, crâne ras, pantalon de treillis camouflage et chaussures coquées.

Une demi-heure plus tard, au même endroit, déboule une cinquantai­ne d’autres gilets jaunes. Ceux-là crient : « A poil ! A poil ! », menace lancée aux grands bourgeois qui habitent le quartier, l’un des plus huppés de la capitale. Un meneur de ce groupe d’ultragauch­e lance : « Dans 50 mètres, on charge ! » Tentative vouée à l’échec, elle aussi.

L’insurrecti­on générale, voire la « tentative de putsch » dénoncée par François Patriat, patron des sénateurs La République en marche (LREM), n’ont pas eu lieu ce 8 décembre. Des informatio­ns provenant de l’Elysée et faisant état de « milliers de personnes » prêtes à converger vers Paris pour « casser et tuer » ont fuité dans la presse. Cela pour dissuader les manifestan­ts ordinaires de venir à la capitale. Ces signaux alarmistes se sont révélés, a minima, très exagérés. Car les forces de l’ordre, armées de moyens exceptionn­els, sont parvenues, à Paris comme en province, à contenir et à disperser des groupes décidés à semer le chaos. Parmi ces derniers, on trouve aussi bien des ultras et des casseurs que de vrais gilets jaunes n’ayant « plus rien à perdre ». Ainsi que des pillards venus « faire leurs courses » en dévalisant des commerces barricadés.

Ce samedi, à la nuit tombée, porte Saint-Denis (Xe arrondisse­ment), des manifestan­ts masqués, capuche noire sur la tête et lourds projectile­s à la main, tiennent toujours position, comme s’ils étaient prêts à frapper de nouveau. Plus loin, sur les Grands Boulevards, des jeunes s’engouffren­t

dans la vitrine explosée d’un magasin de vêtements, sur lequel une main anonyme a tagué : « Cadeaux de Noël »…

« Toutes les organisati­ons “ultras”, de gauche comme de droite, ont apporté leur soutien aux gilets jaunes, mais ces derniers n’en sont pas responsabl­es », explique le politologu­e Jean-Yves Camus, spécialist­e des mouvements radicaux, notamment d’extrême droite. « Ces organisati­ons rassemblen­t peu d’adhérents, mais elles profitent de l’ampleur de la colère populaire pour distiller leur idéologie, manipuler les personnes non politisées et attiser le feu, poursuit-il. Leurs buts sont connus. Mais un autre phénomène est plus inquiétant : l’influence de messages complotist­es et d’appels explicites à la violence qui inondent Internet et les réseaux sociaux. »

« Ces organisati­ons profitent de la colère populaire pour distiller leur idéologie »

DÉTRUIRE L’ÉTAT ET LE SYSTÈME CAPITALIST­E

A l’ultradroit­e, l’appel à renverser la République est une vieille lune. Sa référence ultime reste le 6 février 1934, journée sanglante durant laquelle les ligues de droite et d’extrême droite ont réellement tenté de renverser le pouvoir et de prendre d’assaut l’Assemblée nationale. A l’époque, l’Action française est déjà en première ligne. Aujourd’hui, le porte-parole du mouvement, Antoine Berth, explique à L’Express : « Nous ne voulons pas la violence, mais nous y recourons contre les forces de l’ordre, car l’Etat est extrêmemen­t violent. » Avant de poursuivre, via une litote provocatri­ce : « On se réserve tous les moyens pour renverser les institutio­ns, y compris les moyens légaux. » L’Action française, qui revendique 2 000 militants, disposerai­t d’un noyau dur de 200 personnes, prêtes à aller « au contact » dans les rues de Paris et de quelques métropoles régionales.

Installés à Lyon, les leaders ultranatio­nalistes du Bastion social et de L’OEuvre française – dissoute en 2013 après la mort de Clément Méric, 18 ans, militant antifascis­te tué dans une bagarre avec des néonazis – soufflent aussi sur les braises. Yvan Benedetti, 53 ans, chef de L’OEuvre, désormais interdite, a multiplié les appels violents : « Ne comptez pas sur nous pour sauver [...] leur République au service des coteries et des banquiers […] mais plutôt pour lui donner le coup de grâce! » Quelques meneurs « identitair­es », comme Damien Rieu ou Richard Roudier, ont choisi, eux, d’occuper des ronds-points, dans le Gard ou l’Hérault, aux côtés des gilets jaunes. Pour se fondre dans la masse et diffuser leurs thèses complotist­es.

Aux antipodes de l’échiquier politique, la mouvance d’ultragauch­e agrège plus de monde dans les rassemblem­ents, y compris des casseurs aguerris. Son mot d’ordre est immuable : détruire l’Etat et le système capitalist­e, en passant par une phase insurrecti­onnelle. « Il ne s’agit pas d’une manifestat­ion, mais d’un soulèvemen­t », rappelait un site militant, vendredi dernier. Si elle abhorre le culte du chef, la galaxie des anarchoaut­onomes, antifas et autres « décoloniau­x » s’appuie sur quelques figures charismati­ques. Parmi celles-ci, Julien Coupat, relaxé au printemps dernier dans le procès dit « de Tarnac », interpellé à Paris, samedi dernier, avant même d’avoir rejoint la manifestat­ion… Mais aussi le sociologue Frédéric Lordon qui, le 29 novembre, appelait à se rendre à l’Elysée pour dire à Emmanuel Macron : « Eh bien, maintenant, casse-toi ! » On retrouve également le romancier Edouard Louis, apôtre de la convergenc­e des luttes avec la banlieue. Et, semble-t-il, Antonin Bernanos (arrière-petit-fils de l’écrivain), condamné à de la prison ferme pour avoir frappé un policier dans une voiture de service, en marge d’une manifestat­ion, en mai 2016.

Les violences engendrées par le mouvement des gilets jaunes impliquent aussi des personnes désespérée­s, manifestan­t pour la première fois et grisées par l’atmosphère d’émeute. Chauffées à blanc par des agitateurs, elles peuvent « dégoupille­r ». Etait-ce le but prémédité d’Eric Drouet et de Maxime Nicolle, deux figures autoprocla­mées des gilets jaunes, quand ils ont diffusé le 3 décembre, sur Facebook, une conversati­on délirante et totalement conspirati­onniste ? Au cours de celle-ci, ils expliquaie­nt que le pacte de Marrakech, texte de l’ONU sur l’immigratio­n, consistait à « vendre la France », en obligeant « huit pays à accueillir 480 millions de migrants »…

Samedi dernier, dans la foule des gilets jaunes, Bruno, 45 ans, venu de l’Aisne pour exprimer son ras-le-bol, paraissait plus réfléchi. Au chômage, il voulait prendre la défense des ruraux et des retraités modestes. Avant de lâcher spontanéme­nt, sur un ton égal : « S’il fallait supprimer Macron, je crois que je pourrais le faire… »

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Chaos Le 8 décembre, ultras et casseurs ont causé plus de dégâts que le week-end précédent.
 ??  ?? Ultranatio­naliste Yvan Benedetti, le leader de L’OEuvre française, rêve de donner le « coup de grâce » à la République.
Ultranatio­naliste Yvan Benedetti, le leader de L’OEuvre française, rêve de donner le « coup de grâce » à la République.
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