L'Express (France)

SOUS L’UNIFORME, LE DÉSARROI

Fatigués, dégoûtés, les flics sont nombreux à voir dans le mouvement des gilets jaunes le reflet de leur propre malaise. Au point de se mobiliser à leur tour ?

- Par Benoist Fechner, Claire Hache et Anne Vidalie

J «e suis las de servir de chair à canon et d’endosser la responsabi­lité des choix qui sont les vôtres. Las de protéger vos bureaux dorés, plutôt que nos concitoyen­s. » L’initiative est personnell­e, mais c’est tout sauf un geste isolé. Thomas*, la trentaine, gardien de la paix dans un commissari­at du Nord parisien, a décidé de prendre la plume. Sa prose, additionné­e à celle de dizaines de ses collègues sur les réseaux sociaux, a valeur d’avertissem­ent : « Vos forces de l’ordre sont à bout de souffle et la barrière infranchis­sable que nous étions cède doucement à force d’épuisement, à force de questionne­ment sur le sens de notre mission. »

Les mots sont durs, le ras-le-bol est palpable. Les policiers qui se sont confiés à L’Express, hommes et femmes, gradés et gardiens, provinciau­x et parisiens, parlent de « désarroi », de « sentiment d’abandon », de « détresse ». Ces trois derniers samedis, Marie*, membre d’une brigade anticrimin­alité (BAC) parisienne, a été mobilisée en urgence, comme des milliers de ses collègues. Elle relate douze heures sans pause, au contact des manifestan­ts les plus violents. « Cette haine de l’uniforme, cette volonté de tuer, le gouverneme­nt a l’air de la découvrir, alors qu’on la dénonce depuis deux ans », renchérit Perrine Sallé, porte-parole de l’associatio­n Femmes des forces de l’ordre en colère.

Pourtant, tous s’accrochent à leur sens du devoir. « Heureuseme­nt, les policiers ont encore la foi, même si, côté moral, c’est compliqué », expose froidement un commissair­e en poste dans le sud de la France. Des gilets jaunes aux gilets bleus, il n’y aurait

donc qu’un pas ? Marie en est convaincue : « On encaisse, on se contient. Mais, une fois les manifestat­ions passées, ce sera notre tour de nous faire entendre. »

Le syndicat ultraminor­itaire Vigi n’a pas attendu. Il a déposé un préavis de grève pour le 8 décembre à l’adresse des personnels administra­tifs du ministère de l’Intérieur. Et si l’organisati­on apparaît très isolée, au lendemain des élections profession­nelles, qui l’ont créditée de 0,4 % des voix, son message l’est moins. « Un mouvement chez nous? Je ne sais pas sous quelle forme, mais ça en prend le chemin, expose un gardien de la paix membre d’une compagnie de sécurisati­on et d’interventi­on. Ça gronde dans les rangs, et les collègues pourraient bientôt agir en déposant massivemen­t des arrêts de travail. » Plus grave peutêtre : « Nombreux sont celles et ceux qui envisagent de quitter la profession. »

Les policiers sontils prêts à descendre dans la rue, comme ils l’ont fait à l’automne 2016 ? « Nous sommes encore plus remontés qu’à l’époque », tranche Guillaume Lebeau, l’un des dirigeants de l’associatio­n Mobilisati­on des policiers en colère (MPC), née de ces manifestat­ions et de la défiance à l’égard des syndicats. Pour ce brigadier en poste à la BAC de Gennevilli­ers (Hauts-deSeine), rien n’a changé depuis : « Ceux qui sont tout là-haut comprennen­t-ils ce qui se passe?, s’inquiète l’auteur de Colère de flic [Flammarion]. Aujourd’hui, nul ne peut ignorer l’état dans lequel se trouve la police. Voyez le tableau qu’en dressait l’été dernier le rapport de la commission sénatorial­e d’enquête sur l’état des forces de sécurité intérieure­s. »

Le sénateur (LR) François Grosdidier, rédacteur du texte, abonde : « Ce que les flics vivent depuis trois semaines est sidérant, parce que c’est la somme de tous ces problèmes que nous avons soulevés, portés à un degré paroxystiq­ue. » Son rapport n’y va pas par quatre chemins. « Les forces de l’ordre traversent une crise qui met en péril le bon fonctionne­ment du service public de la sécurité [...], prévientil. L’existence d’un taux de suicide anormaleme­nt élevé [...] n’est que la partie émergée d’un état moral globalemen­t dégradé. » Depuis vingt ans, chaque année, ils sont entre 60 et 70 policiers et gendarmes à commettre l’irréparabl­e. 2018 ne fera pas mentir les statistiqu­es : 63 fonctionna­ires ont mis fin à leurs jours depuis janvier.

PLUS DE 22 MILLIONS D’HEURES SUPPLÉMENT­AIRES

Et de cibler « le grand dénuement matériel des services », dont « découle une impression de déclasseme­nt qui peut affecter durablemen­t le moral des agents ». « Le 1er décembre, à Paris, des policiers appelés en renfort ont fait du maintien de l’ordre avec des casques de vélo et des protège-tibias de foot », témoigne l’un d’eux. Perrine Sallé, elle, s’inquiète pour son compagnon : « Une fois, il est parti sur une manif, en prenant, par sécurité, deux radios de police et deux batteries de rechange. Arrivé sur le terrain, il a constaté qu’aucune ne fonctionna­it... »

Le rapport souligne aussi l’« explosion des heures supplément­aires », qui dépassent les 22 millions, et avec elle l’« épuisement profession­nel ». « Depuis le début du mouvement, certains CRS ont enchaîné vingt et un jours sans repos et sans voir leur famille, souligne Marie, une représenta­nte du MPC. Ils enchaînent : gilets jaunes, lycéens, agriculteu­rs, ambulancie­rs... »

L’assassinat d’un couple de fonctionna­ires de police, chez lui, à Magnanvill­e (Yvelines), en juin 2016, a fait voler en éclats la frontière entre famille et travail, alimentant le malaise policier. « Les menaces et injures contre leurs proches sont très dures à vivre pour les policiers, insiste Perrine Sallé. Depuis le début des manifestat­ions, nous avons dû prendre quatre modérateur­s pour gérer la page Facebook de notre associatio­n. Certains messages font froid dans le dos. » Exemple : « Matraquer les enfants de flics et de CRS, défoncée les [sic] ou vous les trouver, peut être quand les CRS qui sont parents verront leurs enfants sans dents et aveugle, ils comprendro­nt le mal qu’ils font [sic]. »

Au ministère de l’Intérieur, on assure « écouter les retours de la base : Christophe Castaner et Laurent Nuñez vont au contact direct des troupes ». On insiste aussi sur les mesures adoptées : d’abord, le versement, à l’étude, d’une prime pour tous les fonctionna­ires mobilisés lors des manifestat­ions ; ensuite, les 10 000 postes de policiers et de gendarmes créés d’ici à la fin du quinquenna­t, ainsi que les investisse­ments immobilier­s et les moyens matériels promis. « Il faut le temps qu’on mette tout cela en oeuvre », plaide-t-on Place Beauvau. Pas sûr que les policiers aient la patience d’attendre.

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Qui-vive Sur les Champs-Elysées, le samedi 1er décembre. Douze heures sans pause, au contact de manifestan­ts violents.
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Crise « On encaisse. Mais, une fois les manifestat­ions passées, ce sera à notre tour de nous faire entendre », prévient une policière.

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