L'Express (France)

LA STRATÉGIE MEZZA VOCE DE MARINE LE PEN

Tout en appuyant le mouvement de protestati­on, la présidente du Rassemblem­ent national garde ses distances avec lui... pour mieux le récupérer.

- Par Alexandre Sulzer

Sous les pavés, la plage avant. Si Marine Le Pen a choisi de ne pas s’afficher dans la rue aux côtés des gilets jaunes

– « Ce n’est pas la place pour un chef de parti » –, elle a étalé la chasuble fluo, bien en vue, derrière le pare-brise de son monospace Citroën. Comme un symbole de son positionne­ment politique vis-à-vis de cette contestati­on populaire qu’elle appuie sans réserve, mais avec une légère distance. « On soutient sans ambiguïté, on ne cherche pas à se l’approprier », résume un cadre du Rassemblem­ent national (RN, ex-FN). Un positionne­ment stratégiqu­e qui a été arrêté lors d’un bureau exécutif à Nanterre le 19 novembre.

Il faut dire qu’un soutien trop appuyé du RN aurait pu être un baiser de la mort pour les gilets jaunes. Dès leur genèse, ils sont soupçonnés d’être manipulés par l’extrême droite. Alors que certains des visages les plus médiatisés du mouvement se révèlent avoir eu des liens avec le RN ou Debout la France (DLF), d’autres clament haut et fort leur volonté de ne pas être récupérés. Un message que Marine Le Pen reçoit 5 sur 5. Elle laisse à Laurent Wauquiez le soin d’enfiler un gilet jaune – ce qu’il niera imprudemme­nt plus tard – et à Nicolas Dupont-Aignan celui d’exiger en vain de diffuser son entretien du 3 décembre en direct sur Facebook. « Faire des coups d’esbroufe pour faire parler de soi, ce n’est pas ce que les gens attendent, glisse un stratège du RN. Dans cette période, il y a un devoir de sérieux. »

Surtout pour une Marine Le Pen dont la stature de présidenti­able a été largement écornée lors de la présidenti­elle. Gravité, solennité, modération doivent donc être les marqueurs de sa communicat­ion de crise. Quitte à en faire un peu trop : sur le plateau de TF1, le 3 décembre, elle tourne subitement la tête et plante ses yeux dans la caméra pour s’adresser théâtralem­ent à Emmanuel Macron : « Je vous demande […] solennelle­ment de renoncer à votre politique fiscale dont les Français ne veulent plus […]. Ne croyez pas que ce sera analysé comme un aveu de faiblesse. Ce sera analysé comme le geste d’un homme d’Etat responsabl­e qui écoute les Français, les respecte. » Marine Le Pen qui donne des conseils de hauteur de vue à Emmanuel Macron, ou la tentative de revanche après le débat de l’entre-deux-tours. « Les gens se disent : “Chez Le Pen, il y a une forme de solidité qu’on ne retrouve pas ailleurs” », se félicite la présidente du RN.

Même si elle appelle à la dissolutio­n de l’Assemblée nationale, dont elle ne cesse de contester la représenta­tivité en raison du mode de scrutin, elle ne demande pas la démission du chef de l’Etat. Elle en avait pourtant pris l’habitude. En 2010, elle réclame la tête de Nicolas Sarkozy en pleine affaire Bettencour­t ; en 2013, celle de François Hollande lors de la crise « Leonarda ». Cette fois, pas question d’être accusée de souffler sur les braises. Le RN ne veut pas monter sur le ring de catch que Christophe Castaner a dressé en accusant Marine Le Pen, dès le 24 novembre, d’être à l’origine de la présence de « séditieux » sur les Champs-Elysées. A Hénin-Beaumont, la députée du Pas-de-Calais a rencontré récemment une délégation de gilets jaunes pour discuter avec eux. Mais sans caméras ni trompettes.

A l’appui de cette stratégie, la conviction profonde que le RN sera de toute façon le réceptacle politique le plus naturel pour les gilets jaunes. Cet accessoire, fait pour être vu, ne symbolise-t-il pas de manière évidente

cette France des oubliés au nom de laquelle Marine Le Pen prétend parler depuis des années ? Pour rappeler que le parti a toujours dénoncé la « baisse du pouvoir d’achat » et le « mépris des Français », plusieurs cadres ont publié sur Twitter une affiche du parti, vieille de dix ans, qui représente un coq déplumé.

« Les gilets jaunes, ce sont les mecs de chez nous. Je reconnais mes électeurs de Calais », assure le principal conseiller de Marine Le Pen, Philippe Olivier, après s’être rendu à deux reprises sur les ChampsElys­ées les jours de manif. « On fait confiance aux gilets jaunes pour faire le bon choix dans le secret de l’isoloir. Nous n’avons pas besoin d’en rajouter, c’est une évidence », abonde le porte-parole du RN Sébastien Chenu. Les faits leur donnent partiellem­ent raison. Selon un sondage Elabe, 36 % des personnes se définissan­t comme gilets jaunes ont voté pour Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidenti­elle. Certes, selon la même étude, 28 % d’entre eux ont choisi Jean-Luc Mélenchon. Mais « le sujet migratoire, très présent parmi les gilets jaunes, empêchera les insoumis de récupérer le mouvement », table un dirigeant du RN. « Le fait que ce mouvement soit hors parti est aussi intéressan­t pour nous, il permet d’élargir notre assise », observe un autre cadre. En clair : avec les gilets jaunes, le RN espère repolitise­r une partie des Français tombés depuis des années dans la dépolitisa­tion. « Le pire pour nous, c’est l’abstention, poursuit le même. Or on assiste là à un retour de l’envie politique chez bon nombre de Français. S’ils doivent revoter, ce sera majoritair­ement pour nous. »

Il reste un dernier paramètre, reconnaît l’un des principaux dirigeants. « Ce mouvement est spontané. Avant de trop s’y associer, il faut voir comment les choses tournent… » Même au RN, la nervosité du reste de la classe politique gagne les troupes. Dans les couloirs du Carré, à Nanterre, une phrase se fait désormais entendre : « On sait comment naissent les révolution­s, on ne sait pas comment elles se terminent… »

“On fait confiance aux gilets jaunes pour faire le bon choix dans l’isoloir” Sébastien Chenu, porte-parole du RN

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Mode opératoire Gravité, solennité et modération : la cheffe du RN espère retrouver une posture de présidenti­able.

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