L'Express (France)

LE PRÉSIDENT, LE CHÔMEUR ET LES MOTS QUI BLESSENT

Au départ, un échange presque anodin. A l’arrivée, une formule qui reste ô combien nuisible pour Emmanuel Macron.

- Par Eric Mandonnet

Retour à l’envoyeur. Le 1er décembre, la violence est aussi verbale. Pendant que l’Arc de triomphe subit d’importante­s dégradatio­ns, une banque est brûlée, une boutique de luxe, à deux pas de l’Elysée, est pillée, puis les deux sont taguées des mêmes mots : « OK Manu on traverse ». Emmanuel Macron candidat était le champion du francparle­r. Emmanuel Macron président traîne comme un boulet ses improvisat­ions verbales tonitruant­es – et qui, de fait, retentisse­nt dans le pays davantage que n’importe lequel de ses discours. Ce chef de l’Etat en prononce souvent de beaux, même ses opposants en conviennen­t. Mais, de lui, on ne retient que les punchlines, et ses mots sont devenus des armes qui se retournent contre lui.

« Fainéants », « pognon de dingue », « Gaulois réfractair­es »… Un président ne devrait pas dire cela, saison 2, épisode 10. On pensait Emmanuel Macron mieux placé que tout autre pour savoir qu’un chef de l’Etat devait tenir sa langue. Le 15 septembre, le palais de l’Elysée est ouvert au public pour les Journées du patrimoine. Juste avant 16 h 30, il apparaît dans les jardins et commence son bain de foule. C’est à 16 h 52 qu’il croise Jonathan. Il a 25 ans, habite à Beaune-la-Rolande, dans le Loiret, est accompagné de sa mère et pénètre en ces lieux pour la première fois. Il interpelle le président : « J’ai beau envoyer des CV, des lettres de motivation, ça ne sert à rien. – Vous voulez travailler dans quel secteur ? – Moi, je suis horticulte­ur, j’ai envoyé partout, dans les mairies, ils ne prennent pas. – Si vous êtes prêt et motivé… Hôtels, cafés, restaurant­s, je traverse la rue, je vous en trouve, ils veulent simplement des gens qui sont prêts à travailler avec les contrainte­s du métier. – Moi, personnell­ement, ça ne me pose pas de problème. – Ne perdez pas de temps à m’écrire à moi. Vous faites une rue, à Montparnas­se, avec tous les restos et les cafés, je suis sûr qu’il y en a 1 sur 2 qui recrute en ce moment. Donc allez-y! – Entendu, merci. – Merci à vous. » L’échange est courtois, le chef de l’Etat poursuit sa promenade jusqu’à 17 h 30. Sauf que…

Sauf qu’une caméra de télévision a saisi l’échange, de même qu’un journalist­e du Figaro, dont la vidéo sera vue 2,3 millions de fois. Pendant trois jours, le débat public ne tourne plus qu’autour d’un seul sujet, les réseaux sociaux s’en donnent à coeur joie, Jonathan connaît son quart d’heure warholien, invité sur tous les plateaux télé. Responsabl­es politiques et éditoriali­stes débattent à longueur d’antenne, « c’est le moment Leonarda de Macron », écrit L’Obs (en référence à la collégienn­e expulsée au Kosovo qui avait directemen­t répondu à François Hollande). Même L’Equipe trouve le moyen d’y consacrer sa Une : le jour du match Liverpool-PSG, avec une photo parodiant les Beatles, le quotidien met quatre vedettes du club parisien avec ce titre : « Une route à traverser ». Dans son bureau, Agnès Buzyn maudit les vents contraires : déjà, son plan pauvreté n’a pas franchi le mur du son, cette fois, c’est son plan santé, présenté le 18 septembre, qui passera en dehors des radars.

La machine est devenue folle, incontrôla­ble. L’Elysée tente de défendre une méthode tout en cherchant à dégonfler la baudruche. « C’est la grammaire du président, on n’y changera rien, avance un conseiller. Lui se dit qu’il tient un discours de vérité. » « Quand il rencontre Jonathan, il vient de passer trois heures à remonter la file des visiteurs [en réalité, un peu moins d’une demi-heure], il a eu des dizaines d’interactio­ns avec les gens, on ne va tout de même pas dire que le président ne doit pas leur parler! » note un autre. Dans le même temps, la présidence se transforme en Pôle emploi et charge la Fédération nationale des producteur­s de l’horti-

L'Elysée tente de défendre une méthode tout en cherchant à dégonfler la baudruche

culture et des pépinières (FNPHP) de trouver une solution. « Nous avons appelé Jonathan, mesuré les freins objectifs à l’accès à l’emploi qu’il rencontrai­t, comme l’absence de permis, évoqué avec lui la bonne attitude à avoir vis-à-vis d’un employeur, raconte le directeur de la FNPHP, Julien Legrix. En quelques jours, nous avons rassemblé entre 20 et 30 offres d’emploi dans son départemen­t, le Loiret, dont certaines accompagné­es de propositio­ns de logement. » Le début d’une solution ? Pas vraiment. « Il a eu des offres d’emploi entre les mains, nous n’avons pas senti une immense motivation de sa part, il y avait aussi un enjeu de rémunérati­on, c’est vrai que ce n’était pas mirobolant. » Plusieurs messages sont laissés sur le répondeur téléphoniq­ue de celui qui est titulaire d’un CAP horticultu­re, sans qu’il retourne les appels. Lui s’en défend : « Soi-disant, je recevais des propositio­ns, mais je n’ai reçu que celles où j’avais déjà été recalé. »

A l’Elysée, la conseillèr­e agricultur­e, pêche, forêt et développem­ent rural du chef de l’Etat est mobilisée. Elle reçoit un compte rendu de la FNPHP : « Il manque de travail, pas de culot ! Il n’est pas disponible pour des entretiens d’embauche. » Devant le déferlemen­t médiatique, la présidence incite à regarder le profil de l’intéressé. Lors de son parcours scolaire, Jonathan, avant l’horticultu­re, avait privilégié… la restaurati­on, la piste évoquée devant lui par Emmanuel Macron pour trouver du boulot « en traversant la rue ». Le voilà qui demande désormais plus d’aide et évoque notamment son scooter cassé qui l’empêche de se déplacer.

Quelques jours plus tard, Synergie, une agence de travail intérimair­e de Montargis, lui trouve un travail de cariste. Deux missions successive­s de quinze jours, avant le retour de la précarité. Car, cette fois, ce sont les gilets jaunes qui s’en mêlent, comme un résumé de cet automne catastroph­ique pour le président. « Je suis à fond pour eux, dit Jonathan à L’Express, mais ils devraient laisser passer les camions, ne pas bloquer le rond-point à côté de chez moi, car je ne peux plus bosser. » Il n’a jamais voté, ce n’est pas demain qu’il commencera : « Macron, c’est le pire des présidents. La transition écologique, c’est bien beau, mais il ne parle pas d’emploi. »

Ce n’est plus seulement l’histoire de la France d’en haut et de la France d’en bas, c’est celle du président et de la France d’en face, et il n’est pas certain que l’on y gagne au change : deux univers qui ne se comprennen­t plus. Violence de situation. Le chef de l’Etat n’a pas tort dans ce qu’il indique cet après-midi-là sur la pelouse de l’Elysée, Jonathan n’a pas tort d’avoir la sensation de rester sur le bord du chemin, de ne pas avoir les clefs pour s’en sortir. Alors, quand les mots blessent… Plus tard, au cours d’un déplacemen­t à SaintMarti­n, aux Antilles, dans une séquence qui se voulait empathique, le président reviendra lui-même sur cet épisode : « Ce jeune homme, j’avais raison de lui dire ça. […] Je regrette si parfois c’est mal compris, mais je ne regrette pas de le dire. Je m’emporte parfois avec les gens parce que je suis naturel. »

Entre l’échange de l’Elysée et les manifestat­ions du 8 décembre, l’écrivain Kamel Daoud écrira (Le Point du 15 novembre) : « Du voyeurisme politique, Macron est aujourd’hui un sujet de choix. S’il ne parle pas, il incarne le roi dans sa divinité, son indifféren­ce; s’il parle, il rejoue la décapitati­on avec sa tête dans le panier. […] Le buzz peut être qualifié comme nouvelle religion. Cliquer, c’est voter. Partager, c’est dénoncer ou même lapider. La seule façon, pour le moment, d’échapper à la fracture numérique quand on est politicien, c’est de faire le clown. Le buzz devient alors un bénéfice et non pas un procès. Trump le sait. Macron doit trouver une autre solution et réinventer la communicat­ion présidenti­elle à l’heure de la paresse et de l’impossibil­ité de tout contrôler. »

“J’avais raison de lui dire ça. Je m'emporte parfois avec les gens parce que je suis naturel”

 ??  ?? Punchlines Le 15 septembre, dans les jardins de l’Elysée : quand les improvisat­ions verbales du chef de l’Etat retentisse­nt davantage que ses discours…
Punchlines Le 15 septembre, dans les jardins de l’Elysée : quand les improvisat­ions verbales du chef de l’Etat retentisse­nt davantage que ses discours…

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