“CLIMAT : À L’EUROPE DE PRENDRE SES RESPONSABILITÉS”
Pour l’ancien ministre de la Transition écologique, la lutte contre le réchauffement climatique peut être une valeur cardinale pour les 27 pays de l’Union Européenne, en première ligne face à l’urgence.
Depuis son départ du gouvernement, fin août, la parole de Nicolas Hulot est rare. A l’heure où la conférence internationale sur le climat COP 24 s’achève à Katowice (Pologne) et que le Conseil européen se réunit à Bruxelles pour un rendezvous crucial, l’ex-ministre de la Transition écologique lance un appel solennel pour que la lutte contre le réchauffement climatique prenne une nouvelle dimension.
l’express La COP 24, qui s’achève le 14 décembre, n’a cessé de reprendre les constats alarmistes de différents rapports scientifiques parus cette année – ceux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) ou de l’Europe. Que vous ont-ils appris ?
Nicolas Hulot Ils sont éminemment précieux pour la récurrence de ce qu’ils dénoncent, à savoir le réchauffement climatique et ses effets désastreux. Mais, finalement, le diagnostic a été posé dès le début des années 1970 avec le Club de Rome. Puis on a perdu du temps et la prise de conscience a été très lente. Le sommet de Rio remonte à 1992 avec pour mot d’ordre « Trente ans pour agir ». De trente ans utiles, on a fait trente ans futiles. Aujourd’hui, ce que souligne le dernier rapport du Giec, c’est que notre dernière possibilité d’agir se joue dans les deux ou trois prochaines années. Nous sommes déjà dans le changement climatique et ses conséquences, notamment en termes d’inégalités sociales. A travers le monde, il y a trois fois plus de déplacés à cause du climat qu’à cause des conflits; de même, les conséquences
économiques des catastrophes naturelles (sécheresses, incendies, tempêtes) ont augmenté de 250 % en moins de vingt ans [NDLR : 2908 milliards de dollars entre 1998 et 2017]. Vous rendez-vous compte du changement d’échelle auquel on assiste ?
Votre départ du gouvernement vous a-t-il conduit à conclure que la transition écologique ne peut se faire au niveau d’un seul pays ?
N. H. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous sommes confrontés à un enjeu mondial. Avec la crise climatique, toutes les populations du globe se trouvent concernées. Il faut donc une réponse universelle, que l’on a pensé tenir avec la COP 21, à Paris, où s’est opérée une prise de conscience internationale. Or qu’en est-il aujourd’hui ? Ce fut une réussite diplomatique mais, comme aucune décision n’était contraignante, nous avons reculé. En 2017, et du fait de la reprise économique, les émissions de CO2 sont reparties à la hausse : + 2,7 %. Aujourd’hui, je suis persuadé que nous pouvons encore agir. Pas au niveau d’un seul ou de tous les Etats de la planète, mais, si un groupe de pays s’unit, il finira par entraîner les autres. Ce groupe, pour reprendre l’expression de Victor Hugo dans un discours d’août 1849, ce sont les « Etats-Unis d’Europe ». Nous sommes à un tournant. D’un côté, il ne faut pas nier ce qui a été fait ni avoir « l’Europe honteuse », comme le rappelle Michel Barnier. Elle nous a apporté de la stabilité et surtout la paix, qui n’est jamais un acquis définitif. De l’autre, l’Europe, gangrenée par les populismes, a besoin d’un nouveau souffle, d’un nouvel idéal et je pense que la lutte contre le changement climatique nous donne une opportunité de nous retrouver sur l’essentiel, parce que nous serons tous gagnants ou tous perdants. Le 13 décembre se tient à Bruxelles un Conseil européen crucial. J’appelle nos chefs d’Etat à prendre leurs responsabilités. Nos élus ne peuvent plus dire qu’ils ne savaient pas. Ils ont un devoir historique. S’ils ne font rien, ils tomberont dans les limbes. S’ils agissent, ils apparaîtront comme des visionnaires.
Cette urgence à agir est-elle audible, alors que tous les regards sont portés sur les tensions sociales qui traversent un pays comme la France ?
N. H. Je le répète, la transition écologique et la justice sociale sont les deux faces d’une même pièce. Qui pollue le plus? Les plus aisés. Qui subit le plus les désastres climatiques? Les classes moyennes et les plus fragiles. Le mouvement des gilets jaunes rappelle à tous les fractures sociales et territoriales que l’on a laissées grandir. Il met en évidence, de manière criante, que le pétrole, notamment le diesel, est devenu un piège dans lequel on a enfermé peu à peu les moins aisés. Ce mouvement renvoie surtout à l’impasse budgétaire dans laquelle l’Europe s’est enfermée. Sous la pression des paradis fiscaux et de la concurrence fiscale, le budget est devenu un gruyère fait d’exemptions et de niches, inégalitaire et inefficace. J’y ai été confronté comme ministre. Je n’ai cessé de dire une chose : la justice sociale est un accélérateur de transition écologique. Donner de l’air et de vraies marges budgétaires pour faire la transition écologique et solidaire est une condition à notre sortie de crise. A Paris comme à Bruxelles. A ce titre, j’attends beaucoup du couple francoallemand. Emmanuel Macron, qui terminera son mandat en 2022, alors que la France se trouvera à la tête de l’Europe, doit repenser ses priorités et entrer de plain-pied dans la transition écologique. Et je crois que lui, comme les autres, n’aura pas le choix, parce que le rapport avec les peuples a été bouleversé en quelques décennies.
LA JUSTICE SOCIALE EST UN ACCÉLÉRATEUR DE TRANSITION ÉCOLOGIQUE
Qu’entendez-vous par là ?
N. H. Nous vivons dans un monde qui s’est brutalement connecté par la mobilité, la télévision, la radio et, plus récemment, Internet. Il s’est connecté, mais pas relié, c’est-à-dire qu’en se
rapprochant les hommes ont cru pouvoir réduire les inégalités. En réalité, ce monde ne les a pas réduites, mais il les a confrontées avec une vue directe des exclus sur les inclus. Conséquence : à l’exclusion s’est ajouté le sentiment explosif qu’est l’humiliation. Cela se vérifie tristement, chez nous, avec la crise des gilets jaunes et le rôle des réseaux sociaux, non seulement mobilisateurs mais aussi cristallisateurs des injustices, au premier rang desquelles la fiscalité. Cela se vérifie aussi chaque jour à travers le monde, où un habitant des côtes des Philippines, subissant son quatrième typhon de l’année, sait pertinemment où sont les causes et qui sont les responsables. Tout cela est source de frustrations et de rancoeurs exacerbées. Désormais, la pauvreté des uns menacera toujours la prospérité des autres. En ce sens, la solidarité n’est plus une question de morale ni une option, elle est la condition première à la paix : si l’on veut un monde apaisé, il faudra apprendre à mieux partager. En Europe comme en France, ce nouveau paradigme est incontournable et, à 27, je reste persuadé que nous avons encore les cartes en main. Dans cet esprit, nous gagnerons ou nous perdrons avec l’Afrique, et nous n’avons d’autre choix que de faire un pacte de réussite commun avec ce continent.
Par où commencer, alors que l’absence de politique européenne en matière d’environnement est criante ?
N. H. La crise écologique nous oblige à nous affranchir des énergies fossiles, pour des raisons climatiques évidemment, mais également parce que nous en avons peu dans notre périmètre. De la même façon, elle nous oblige à une souveraineté alimentaire. Ces deux perspectives doivent nous enthousiasmer. Prenez l’autonomie énergétique, elle nous tend les bras grâce au renouvelable. J’y crois beaucoup et pas de façon béate. Son point faible aujourd’hui est peutêtre encore le stockage, mais l’Europe doit mettre les moyens dans la recherche, notamment dans l’hydrogène, comme l’Asie le fait. Demain, on pourra être autonome en produisant notre propre énergie, à l’intérieur de nos frontières et avec des sources gratuites – le vent, le solaire, la géothermie, les courants, etc. Tout est là, à disposition. Ce saut quantitatif en passant à l’échelle européenne est une injonction à donner du sens au progrès.
Pour cela, il faudrait commencer à s’entendre entre l’Allemagne, qui sort du nucléaire, la France, qui prolonge sa filière, ou des pays comme la Pologne, qui n’ont pas encore accès à l’atome et se basent sur le charbon…
N. H. En Europe, il faut arrêter de faire les choses chacun dans son coin et coordonner les efforts. D’autant qu’il est possible de s’appuyer sur ce qui marche. La Suède, par exemple, atteindra ses objectifs en matière de gaz à effets de serre (GES) dès 2020, au lieu de 2030. La Norvège a construit sa formidable puissance hydroélectrique grâce à ses nombreux barrages, tout comme la Suisse ; les Pays-Bas ferment leurs centrales à charbon ; au Portugal, 66 % de l’électricité en 2016 était d’origine renouvelable. Après avoir été pieds et poings liés avec la Chine sur le photovoltaïque, évitons de l’être avec les batteries électriques ou les piles à combustible. C’est à l’Europe de faire naître au plus vite des géants industriels dans ces domaines, parce que nous avons les compétences. Ensuite, audelà des solutions technologiques, nous avons collectivement à travailler sur l’efficacité énergétique et notamment la rénovation thermique des bâtiments. Les bâtiments, c’est 40 % de la consommation d’énergie en Europe alors que, individuellement, nous pourrions diviser d’un tiers notre facture. Là encore, c’est à l’Etat de montrer l’exemple, avec les bâtiments publics. J’ai le souvenir que mon propre ministère était la pire passoire thermique de la place parisienne… Pour s’attaquer à cette problématique, il faut voir les choses en grand et
NOUS DEVONS FAIRE UN PACTE DE RÉUSSITE COMMUN AVEC L’AFRIQUE
investir dans l’avenir en décrétant un véritable plan Marshall pour la transition énergétique.
Pour lancer un tel plan, il faut de l’argent, donc des investissements. Doit-on renverser la table et faire exploser les traités européens qui nous obligent notamment à contenir la dette ?
N. H. Nous n’avons plus le temps, si bien qu’il faut utiliser les règles de flexibilité existantes pour dégager des marges. Prenez le traité de Maastricht et ses fameux critères qui obligent les Etats à maintenir leurs déficits publics au-dessous du seuil de 3 %. Ne pourrait-on pas extraire de ce calcul les investissements dont la vertu serait d’économiser des dépenses énergétiques et d’entrer totalement dans la transition écologique ? Cette proposition, portée par les économistes Alain Grandjean et Gaël Giraud, me semble frappée au coin du bon sens. Mais l’autre grande piste qui me paraît incontournable consiste maintenant à faire revenir dans le périmètre de l’impôt la finance spéculative et les multinationales, dont les bénéfices sont incroyablement peu taxés, quand ce sont les classes moyennes, les PME, les TPE et les artisans qui ont payé les dégâts de la crise de 2008. Là, je pense plus particulièrement à la taxation des Gafa, sur laquelle les 27 doivent s’entendre. Il faut aussi remettre à plat le marché carbone européen pour que le prix de la tonne payé par les géants de l’industrie décolle vraiment, y aller à fond sur la fraude fiscale, sur les paradis fiscaux, dont on n’assume pas le nom mais qui perdurent dans l’espace européen, sur l’optimisation fiscale et, enfin, sur la taxe sur les transactions financières (pour freiner la spéculation boursière), qui n’a jamais été aussi pertinente. Cette dernière doit servir à deux choses : aider les pays du Sud à se développer sans passer par la case des énergies fossiles, parce que nos destins sont étroitement liés, et nous permettre de financer la transition écologique.
Cela ne suffira pas. Il y a une nécessité à trouver aussi de nouvelles recettes. Où ?
N. H. Dans ce domaine-là, le temps de l’utopie est arrivé. L’utopie, c’est ce qui n’a pas encore été essayé. Je prends un exemple : il existe un instrument extrêmement simple et efficace pour structurer les modes de consommation et de production à l’aune des impératifs écologiques, c’est la TVA. Si on avait une TVA immédiatement incitative pour les biens et les services qui ont un faible impact sur l’environnement et une TVA progressivement dissuasive pour les autres, le temps de laisser aux gens la possibilité d’évoluer, nous changerions totalement le mode de production et de consommation de l’Europe en vingt ans. Après, il faut aussi oser taxer les secteurs du transport les plus polluants, et qui sont les plus inégaux. Un automobiliste qui prend sa voiture tous les jours pour aller travailler ne peut pas faire autrement. En revanche, ceux qui prennent l’avion pour partir en vacances ont le choix. Il serait plus juste qu’ils soient mis à contribution par une taxe sur le kérosène, comme le font déjà certains pays, à l’instar de la Suède. Si, individuellement, je dépense 1 tonne de carbone en voyageant par les airs, il faudrait me contraindre à fixer 3 tonnes de carbone. Sortir de la neutralité et aller vers une compensation positive. Cela doit avoir un prix. Ces mesures, comme celles qui peuvent s’appliquer aussi aux camions – on voit des routiers allemands venir travailler en France pour échapper aux taxes dans leur pays – ou au transport maritime, afin de pousser les armateurs à s’équiper en moteurs GPL, doivent être prises par l’ensemble des pays d’Europe pour être efficaces.
Ne faut-il pas mettre en oeuvre un véritable plan massif d’investissements, comme le proposent l’économiste Pierre Larrouturou et le climatologue Jean Jouzel ?
N. H. Je suis en total accord avec leur idée d’investir chaque année 100 mil- liards d’euros de plus en Europe pour soutenir l’économie de demain. Un plan basé d’un côté sur la mise en place d’un budget d’investissements dédié, financé par des impôts européens prélevés sur les entreprises qui, ces dernières années, ont profité de la concurrence fiscale entre les Etats ; de l’autre, au niveau de la Banque européenne d’investissement, la mise en place de prêts à taux zéro pour chaque Etat en fonction de son PIB [à hauteur de 2 %] pour des projets liés à la transition écologique. La question qui se pose finalement est : l’Europe peutelle investir massivement pour le climat, comme elle l’a fait pour les banques ? A l’issue de la crise de 2008, 2 500 milliards ont été créés pour les sauver. C’était une nécessité, même si l’on peut rétrospectivement regretter que l’essentiel de ces fonds a servi à alimenter la spéculation. Mais, ce qui m’agace, c’est que faire la même chose pour la catastrophe humanitaire annoncée semble tabou à Bruxelles.
La politique agricole commune (PAC) reste le principal poste de dépense de l’Europe. Ne faudrait-il pas en prendre une partie pour accélérer la transition écologique ?
N. H. Personnellement, je ne suis pas pour réduire son budget, mais pour le consacrer entièrement à la transition agricole et alimentaire. Car le système qui a poussé pendant des décennies l’agriculture vers un modèle productiviste peut tout autant participer à sa conversion totale. Mais il faut au préalable se fixer trois objectifs forts qui conditionneront les aides de la PAC : une autonomie alimentaire, une alimentation de proximité et de qualité, mais surtout une agriculture tournée vers la transition écologique, notamment en protégeant la biodiversité. De même, un mode d’élevage moins intensif permettra une bien meilleure prise en compte de la souffrance animale. Il s’agit d’un renversement total, mais le contexte n’a jamais été aussi favorable : partout en Europe les gens veulent une alimentation de qualité, issue d’exploitations de proximité et qui permettrait aux agriculteurs de vivre décemment. Pour cela, il faut les accompagner dans cette mutation, notamment avec l’abandon dans trois ans du glyphosate, pour lequel les alternatives existent. Notre plus belle certitude est la taille de notre marché : imaginez que les 27 pays d’Europe fixent à leur restauration collective l’objectif qu’au moins 50 % de leurs achats soient issus de cette nouvelle agriculture . Dans ce cas, je peux vous assurer que notre modèle se transformera en moins de vingt ans.
En s’imposant des standards environnementaux élevés, l’économie européenne ne risque-t-elle pas de perdre en compétitivité face à des pays comme les Etats-Unis ou le Brésil ?
N. H. Je regrette surtout que, à l’heure de l’urgence climatique, lorsque le monde aurait besoin de Nelson Mandela ou de Vaclav Havel, il assiste impuissant au triomphe de Donald Trump aux Etats-Unis ou de Jair Bolsonaro au Brésil. Ce sont de très mauvaises nouvelles pour la lutte contre le réchauffement climatique, mais c’est une raison supplémentaire pour que l’Europe s’unifie. Notre position sera tenable à partir du moment où l’on se protégera, en mettant des écluses fiscales, sociales et environnementales à nos frontières. C’est aujourd’hui possible d’opposer à ce renoncement une vision d’avenir grâce aux accords de commerce en cours de négociation : l’Europe pourrait conditionner ces accords à la mise en oeuvre réelle de l’accord de Paris. A partir de là, je fais le pari d’une forme d’intelligence collective qui amènera les autres grandes puissances à se mettre au niveau de nos standards.
Ce combat que vous portez pour engager la lutte contre le réchauffement climatique au niveau de l’Europe vous amène-t-il à vous interroger sur un possible avenir à Bruxelles ?
N. H. Ce que je crois, c’est que le scrutin du mois de mai 2019 sera primordial pour notre futur collectif. Et, même si je ne soutiendrai pas tel ou tel parti, je compte bien faire entendre ma voix. Aujourd’hui, je prends le temps de la réflexion : à notre échelle, je suis surpris par le nombre d’initiatives innovantes qui méritent d’être mises en lumière, dans tous les milieux, associatifs, économiques et politiques. Ce sont des signaux positifs qui m’enthousiasment. Et si je peux aider à les coordonner, je le ferai.
L’EUROPE PEUT-ELLE INVESTIR POUR LE CLIMAT COMME ELLE L’A FAIT POUR LES BANQUES EN 2008 ?