L'Express (France)

Alexander Vinnik, escroc mondial du bitcoin

Son site Internet aurait permis à de nombreux criminels de blanchir des milliards d’euros grâce aux cryptomonn­aies. Cet as de l’informatiq­ue est réclamé par la France, mais aussi par la Russie et les Etats-Unis.

- Par Anne Vidalie

Nom : Vinnik. Prénom : Alexander. Inconnu du grand public, ce Russe blond et athlétique est pourtant l’un des hommes les plus convoités de l’hémisphère Nord. Trois puissances, les Etats-Unis, la Russie et la France, veulent obtenir l’extraditio­n de ce génie de l’informatiq­ue soupçonné d’avoir blanchi des milliards de dollars d’avoirs criminels à travers sa plateforme d’échange de cryptomonn­aies, BTC-e. Ce site Internet permettait de transforme­r très discrèteme­nt des milliards de dollars, de roubles ou d’euros en devises numériques – bitcoin, ethereum ou litecoin –, ou l’inverse, ou encore de convertir ses fonds d’une monnaie virtuelle dans une autre. Un tour de passe-passe entre ordinateur­s et serveurs dans lequel les lignes de code remplacent l’argent. « C’était la plus grosse lessiveuse de la planète », résume un bon connaisseu­r du sujet. C’est aussi une affaire de cybercrimi­nalité classée ultraconfi­dentielle, sur fond de rivalités politico-diplomatiq­ues.

Du protagonis­te de ce cyber polar, on ne sait rien, ou si peu. D’où vient-il ? Où a-t-il fait ses armes? Quel est son train de vie ? Qui sont ses complices ? Autant de mystères dont seuls les Russes détiennent, vraisembla­blement, la clef. C’est le 25 juillet 2017, alors qu’il savourait ses vacances en famille dans un petit village de pêcheurs, dans le nord de la Grèce, qu’Alexander Vinnik, 39 ans, a été arrêté. Depuis, il attend dans sa geôle d’Athènes que la justice décide de le mettre dans un avion pour Washington, Moscou ou Paris. Il nie toutes les accusation­s portées contre lui et reconnaît tout juste avoir prodigué quelques conseils techniques à BTC-e. Qui jure, de son côté, n’avoir jamais employé le Russe.

C’est outre-Atlantique qu’ont démarré les investigat­ions, avant que la France ne s’en mêle. Aux Etats-Unis, quatre agences fédérales – le FBI, le Secret Service, le Trésor et la Sécurité intérieure – se sont alliées pour les besoins de l’enquête. Résultat : les 21 chefs d’accusation qui pèsent sur le

hackeur aux airs de gendre idéal pourraient lui valoir cinquante-cinq années d’emprisonne­ment et une amende de 12 millions de dollars, sans compter celle de 110 millions infligée au site BTC-e et à la société qui le pilotait, Canton Business Corporatio­n.

33 MILLIARDS DE DOLLARS PASSÉS PAR LA PLATEFORME

Le réquisitoi­re dressé par le procureur fédéral Brian Stretch est accablant. « Les efforts déployés par Vinnik ont fait de BTC-e l’un des principaux outils utilisés par les cybercrimi­nels du monde entier pour blanchir le produit de leurs activités illégales, assène-t-il. Ainsi, BTC-e a facilité la commission de crimes et de délits, tels le piratage informatiq­ue, l’escroqueri­e, l’usurpation d’identité, la fraude au remboursem­ent d’impôt, le trafic de drogue et la corruption d’agents publics. »

Dépeinte comme une « entreprise criminelle » depuis sa création, en 2011, BTC-e a savamment brouillé les pistes : des serveurs en Californie ; un site Internet basé en Bulgarie, régi officielle­ment par la loi chypriote; une société, Canton Business Corporatio­n, installée aux Seychelles, mais dotée d’une ligne téléphoniq­ue russe ; des noms de domaine Web enregistré­s en France, à Singapour, en Nouvelle-Zélande et dans les îles Vierges britanniqu­es.

Entre 2011 et 2017, quelque 700 000 clients auraient eu recours aux services du site maléfique. Les sommes ayant transité par les comptes associés à cette plateforme sont colossales : 9,4 millions de bitcoins, soit 33 milliards d’euros au cours actuel. Sans comptabili­ser les transactio­ns réalisées dans d’autres cryptomonn­aies comme le litecoin.

BTC-e avait tout pour plaire aux paranoïaqu­es et aux criminels. Inutile de fournir une pièce d’identité pour ouvrir un compte. Un nom d’utilisateu­r, un mot de passe et une adresse électroniq­ue suffisaien­t. Les intitulés de certains comptes en disent long sur le profil de leurs détenteurs. Exemples : « ISIS » (l’ancienne désignatio­n anglophone de l’Etat islamique), « CocaineCow­boys » ou « Hacker4Hir­e » (« pirate informatiq­ue cherche job »). Pour renforcer l’opacité des flux financiers, le site proposait le recours à la cryptomonn­aie Dash, 100 % anonyme, et un service « bitcoin mixer », consistant à mélanger des sommes libellées dans différente­s devises numériques pour les rendre encore plus difficiles à tracer.

Parmi les clients de BTC-e figuraient les cyberpirat­es de CryptoWall, l’un de ces logiciels qui chiffrent les données d’un ordinateur à l’insu de son utilisateu­r. Pour récupérer ses précieux fichiers, la victime n’a qu’une solution : verser une rançon à ces preneurs d’otages numériques. Les promoteurs du logiciel auraient blanchi des centaines de milliers de dollars grâce au portail de Vinnik. Comme l’ont fait deux agents fédéraux corrompus, adeptes de l’extorsion et du vol, que l’enquête américaine a démasqués au passage.

Vinnik ne se serait pas contenté de lessiver l’argent des autres. Luimême aurait été le bénéficiai­re de plusieurs comptes, comme celui facétieuse­ment baptisé Vamnedam – l’équivalent phonétique de « je ne te le donnerai pas » en russe. Il est également soupçonné d’avoir participé au casse du siècle : le braquage de la plateforme concurrent­e Mt. Gox, dépouillée de 650 000 bitcoins. Une partie du butin aurait approvisio­nné trois comptes hébergés par BTC-e, dont le fameux Vamnedam, auquel il avait accès. En prime, la déroute de Mt. Gox a permis à BTC-e de

se tailler la part du lion sur le marché des échanges de cryptodevi­ses.

En France, c’est un autre logiciel malveillan­t, Locky, qui a trahi BTC-e. Celui-là a assailli les ordinateur­s de l’Hexagone en juin 2016, puis a récidivé un an plus tard. Dans le sudouest de la France, notamment en Gironde, des dizaines de petits patrons déposent alors plainte. Une enquête est ouverte par le parquet de Paris spécialisé dans la grande délinquanc­e financière et confiée à la section de recherches de gendarmeri­e de Bordeaux.

BATAILLE DIPLOMATIQ­UE 2.0

De fil en aiguille, les militaires, appuyés par leurs collègues du Centre de lutte contre les criminalit­és numériques, constatent que la plateforme BTC-e reçoit l’essentiel des rançons versées. La piste des bénéficiai­res mène en Ukraine et en Russie. En effet, des retraits d’argent sont effectués à Moscou, au moyen de cartes permettant de tirer des roubles à partir de comptes en devises virtuelles. Des factures de caviar sont réglées en Sibérie. Une requête d’entraide adressée par les magistrats français à la Russie reste lettre morte. Côté américain, le FBI ne se montre pas plus coopératif. Les gendarmes s’en étonnent…

En juillet 2017, la police grecque interpelle Alexander Vinnik à la demande des Etats-Unis. Ses téléphones portables et son ordinateur sont saisis, comme les serveurs californie­ns du site.

Une mine d’or numérique… L’affaire tourne alors à la bataille diplomatiq­ue version 2.0. Les Russes exigent le retour de leur ressortiss­ant, qu’ils accusent d’une fraude de 12 millions de dollars sur leur territoire. Les Américains aussi sont bien décidés à mettre la main sur le Russe et ses secrets. En octobre 2017, ils obtiennent d’une cour de Thessaloni­que le feu vert à son extraditio­n – une décision immédiatem­ent contestée par les avocats, qui déposent un recours devant la Cour suprême.

PARIS A MIS LE SOUK DANS LA PROCÉDURE D’EXTRADITIO­N

Les Français, eux, ont compris : le pirate derrière BTC-e, c’est donc lui, Vinnik. Et ils ont la ferme intention de le juger. Une informatio­n judiciaire est ouverte à Paris, préalable nécessaire à l’émission d’un arrêt européen. En juillet 2018, les juges de Thessaloni­que tranchent en faveur de Paris. Les Russes sont furieux, les Américains également. Les Grecs, en délicatess­e avec le Kremlin depuis l’expulsion de deux diplomates russes, ne savent plus comment résoudre ce casse-tête politicoju­diciaire. « Paris a mis le souk dans la procédure d’extraditio­n », assène un observateu­r. Coup de théâtre quelques semaines plus tard : la cour de Thessaloni­que, qui n’en est pas à un revirement près, donne son aval à une extraditio­n vers la Russie.

On ne se laisse pas démonter dans le camp français. Au début de l’automne 2018, un juge d’instructio­n et des enquêteurs font le voyage pour interroger Vinnik. Mais l’audition n’aurait finalement pas eu lieu, les avocats du Russe exigeant, en vain, la présence simultanée de deux interprète­s, l’un gréco-russe, l’autre gréco-français. Les Américains auraient une autre raison, moins avouable, de s’intéresser à Vinnik : ils pensent que le Moscovite pourrait leur livrer de précieuses informatio­ns sur les ingérences russes dans la campagne présidenti­elle de 2016. L’extraditio­n, plus tôt cette année, de deux hackeurs russes, l’un d’Espagne, l’autre de République tchèque, aurait répondu aux mêmes motivation­s. Vinnik, lui, n’a aucune envie d’atterrir dans une prison des Etats-Unis. « La Russie examinera la question de ma culpabilit­é, alors que la France et les Etats-Unis ne seront pas en mesure de le faire, puisqu’il n’existe pas d’équité dans ces pays », a-t-il déclaré à l’agence de presse moscovite Tass.

Désormais, c’est à la Cour suprême grecque de décider de son sort. En coulisse, tractation­s et pressions continuent. « Attention à la désinforma­tion dans cette affaire ultraconfi­dentielle », avertit une source proche du dossier, citant en exemple le projet d’assassinat de Vinnik découvert par la police grecque. « Pure invention. »

En attendant, par la voix de ses avocats, dont l’ex-présidente du Parlement hellénique, le Russe proteste contre ses conditions de détention. Contre les multiples allers-retours entre la prison d’Athènes et le palais de justice de Thessaloni­que dans de petites voitures inconforta­bles. L’absence de soins médicaux et dentaires. Les nuits passées sur le sol de sa cellule, faute de couchette disponible. La difficulté de s’approvisio­nner correcteme­nt en nourriture. La semaine dernière, il a entamé une grève de la faim. Ce qu’il veut? « Un procès juste ou la mort. »

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Fin de parcours Arrêté en juillet 2017 en Grèce, le Russe de 39 ans y est toujours emprisonné.
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Principe Des dollars convertis en devises virtuelles, en toute discrétion. e
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Impatient Le procureur fédéral américain Brian Stretch rêve d’entendre Vinnik.

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