Berlin veut rester bohème
Après avoir empêché l’arrivée d’un « campus Google », des Berlinois font bloc contre la gentrification de la capitale.
De notre envoyé spécial, Axel Gyldén, avec Gordon Welters (photos)
Ils ont le sens de la formule, les gens de « Fuck off Google ! » (Va te faire foutre, Google!). Ils ont aussi le triomphe modeste. Après leur victoire hautement symbolique contre le géant de la Silicon Valley, voilà un mois et demi, les membres de ce collectif se sont abstenus de fanfaronner.
Il y avait de quoi, pourtant. La multinationale californienne venait en effet de renoncer à son projet de septième « campus Google », sorte d’incubateur de start-up comme il en existe à Tel Aviv, Zurich, Londres, Varsovie, Madrid et Sao Paulo. Théoriquement, celui-ci aurait dû ouvrir ses portes dans un bâtiment industriel sur 3000 mètres carrés, au bord d’un canal, dans l’arrondissement branché de Kreuzberg. C’était compter sans la mobilisation des habitants alentour.
« Les gens d’ici en ont assez de voir leur environnement et leur mode de vie dénaturés par la gentrification et la hausse des loyers », explique Larry Blankpage, un hacker qui a rejoint le mouvement Fuck off Google!, où se mêlent anarchistes, gauchistes, écologistes, punks, commerçants, parents d’élèves, geeks ou encore chômeurs. « Alors, nous avons mené campagne dans le quartier et sur les réseaux sociaux, balancé de la peinture sur la façade du bâtiment, organisé des concerts de casseroles, imprimé des autocollants et des brochures, rédigé des articles, mis l’accent sur l’évasion fiscale façon Google, dénoncé leur coopération avec l’industrie des drones militaires et créé le site Fuckoffgoogle.de. »
Au bout du compte, tout le voisinage s’est mobilisé. En témoignent les graffitis et affiches antiGoogle un peu partout dans le quartier clamant « Google ist kein guter Nachbarn » (Google n’est pas un bon voisin). Au final, la firme américaine a compris que la résistance locale nuirait à son image internationale. Elle a donc (provisoirement? ) jeté l’éponge. « Ils ont bien fait, juge le militant anti-Google, car l’inauguration aurait à coup sûr été accompagnée de jets de tomates. »
Ce n’est pas un hasard si cette défaite du géant du Web s’est produite à Berlin, et plus précisément à Kreuzberg. Berceau de la contestation à l’allemande, c’est ici que sont nées, pour le meilleur (l’écologie) comme pour le pire (l’organisation terroriste Fraction armée rouge), nombre d’utopies des années 1970. L’agitation intellectuelle, politique, sociale et artistique est alors très intense dans ce quartier adossé au mur de Berlin et assidûment fréquenté par David Bowie, Iggy Pop ou Nina Hagen. Elle atteint son apogée avec le mouvement des squatteurs, entre 1979 et 1981. Lorsque la police entre dans la danse, 20000 manifestants descendent
dans la rue pour les affronter et défendre le droit au logement.
« Aujourd’hui, il reste 200 immeubles autogérés à Berlin où les habitants vivent en communauté », témoigne l’historien Michael Sontheimer, cofondateur du journal alternatif berlinois Tageszeitung en 1979 et auteur de Berlin-Stadt der Revolte (2018, non traduit). « Cette “ville de révolte” est devenue assez ennuyeuse à mon goût, mais il reste quelque chose de son esprit alternatif et protestataire, sans doute grâce à la présence de Berlinois dans mon genre et de leurs enfants qui ont baigné dans ce biotope. »
Une chose est sûre : Berlin s’embourgeoise. Comme Londres, New York ou Paris avant elle, la capitale subit la hausse des loyers, la spéculation immobilière, le phénomène Airbnb, le tourisme de masse. « La spécificité, ici, c’est le retard à l’allumage et l’intensité actuelle de la flambée des prix, observe le géographe Boris Grésillon, du Centre Marc Bloch, à Berlin. Après la chute du Mur, Berlin s’est consacré à raccorder les voies ferrées, les réseaux électriques ou d’assainissement, tandis que restaient inviolées les friches urbaines, figées par la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide. A l’époque, les prix des loyers étaient exceptionnellement bas, se souvient le géographe. En 1993, à Prenzlauer Berg, dans l’est de la ville, le mien s’élevait à 65 euros pour 35 mètres carrés. » Une époque révolue.
Depuis cinq ans, en effet, les arrondissements tombent comme des dominos. Après Mitte (au milieu, comme son nom l’indique), le branché Prenzlauer Berg (au nord) et le naguère décati Friedrichshain (à l’est), c’est maintenant le populaire Kreuzberg (sud-est) qui se métamorphose et, aussi, le turcophone Neukölln (sud), où les prix de l’immobilier ont triplé en huit ans. Même l’ennuyeux Charlottenbourg (ouest) n’est pas épargné. « Autrefois, notre loyer représentait 10 % de nos revenus ; aujourd’hui, c’est 30 %, disent Frank et Sabina Hacker, qui résident dans ce quartier. Nos enfants, eux, ne pourront pas rester dans le quartier longtemps. »
L’inflation n’épargne personne. A Neukölln, le café hippie-anarchiste Syndikat est dans la ligne de mire de son propriétaire… multimillionnaire. Géré par un collectif de huit utopistes, qui se partagent la recette à parts égales, cet établissement typique de Berlin est devenu en trente et un ans une institution, à la fois local associatif, bar de nuit et salle de séjour pour les voisins qui n’en disposent pas.
En dépit de leur look punk rock, les serveurs sont des pacifistes bon enfant : ils reversent tous les pourboires aux gens dans le besoin, qu’il s’agisse d’un projet au Sri Lanka, de l’avocat d’un ami en prison ou de familles de réfugiés dans le voisinage.
«AVANT, ON NOUS AURAIT TRAITÉS DE COMMUNISTES»
Voilà six mois, le Syndikat a reçu une lettre annonçant sans explication la cessation de son bail à compter du 1er janvier prochain. « Alors, nous avons fait des recherches pour découvrir que notre propriétaire était une boîte aux lettres basée au Luxembourg appartenant en réalité à la famille britannique Pears, dont la particularité est d’être plus riche que la reine Elisabeth II, racontent Christian et Lukas, deux des huit cogérants. A Berlin, les Pears possèdent plus de 6 000 biens immobiliers. Nous avons tenté de joindre leur société, mais personne ne veut nous parler. » Le Syndikat vient d’entamer une procédure juridique.
Ailleurs, sur une rive de la Spree, le collectif Spreepublik préconise, lui, l’action directe. Depuis peu, ses membres occupent une grande barge qui fut naguère un local associatif pour la jeunesse. Elle est attenante à un terrain vague peuplé de SDF. Or c’est là qu’un investisseur veut construire un aquarium géant, Coral World, semblable à celui de Palma, en Espagne.
« C’est toujours la même histoire, raconte Maximilien Boehme, l’un des squatteurs de la barge qui n’a nulle
intention de déguerpir. L’investisseur se présente comme un type cool parce qu’il affirme vouloir sauver la barrière de corail, mais, en fait, il n’est là que pour l’argent. Nous disons : sauver les océans, c’est bien, mais déplacer des gens en situation précaire et les jeter à la rue, ça l’est moins », sourit-il. Lorsqu’on demande s’il espère obtenir gain de cause, la réponse du jeune homme, galvanisé par le précédent de Google, fuse : « Carrément ! »
L’opinion publique est de son côté. La preuve, le militant Marco Clausen la voit dans l’existence même d’un projet de référendum d’initiative citoyenne, en cours d’élaboration par des activistes, visant à exproprier les superriches. « Il ne s’agit pas d’expropriations sèches, précise ce hipster qui gère à Kreuzberg le jardin urbain associatif Prinzessinnengarten, mais d’un seuil au-delà duquel la concentration d’actifs immobiliers ne serait plus possible. Quoi qu’il en soit, la simple utilisation du vocable « expropriation » est aujourd’hui possible, alors que, voilà quelques années, elle nous aurait valu d’être traités de communistes. C’est un signe : les gens commencent à comprendre que les fonds de pension ou les sociétés internationales désireuses d’acheter tout Berlin et de dicter le prix des loyers sont allés trop loin. »
Face à cette prise de conscience citoyenne, illustrée par une manifestation de 25000 locataires, en avril dernier, les investisseurs s’adaptent. « A Kreuzberg, par exemple, ils recourent souvent à des agences de communication afin de se faire accepter, reprend Marco Clausen. Ainsi, dans la période précédant les travaux, ils font ami-ami avec les artistes en leur prêtant des espaces vacants afin que ces derniers puissent y répéter et présenter des spectacles. Je ne sais pas si les artistes comprennent que le logo de ces “gentils investisseurs” se retrouve ensuite sur les flyers et les affiches de leurs spectacles… »
AUTRE SOLUTION : JOUER LE JEU DU CAPITALISME
Sur l’autre rive de la Spree, les inventifs gérants du Holzmarkt – un village aux allures de bric-à-brac qui fonctionne sur le mode d’une coopérative structurée – ont quant à eux décidé de ne pas jouer les idiots utiles. Ce qui ne les empêche pas de jouer le jeu du capitalisme, au risque d’agacer les « puristes ». Sur l’ancien terrain vague où se trouvait la célèbre discothèque Bar25, ils ont d’abord squatté le terrain. Puis ils ont demandé à la municipalité de le leur céder. Menacés d’expulsion, ces bourgeois bohèmes astucieux ont finalement participé à l’appel d’offres lancé par la mairie désireuse de se séparer de cet espace public idéalement situé au bord de l’eau.
« Comme nous ne disposions pas d’argent, nous avons contacté, en Suisse, un fonds de pension vertueux, explique le président du Holzmarkt, Mario Husten. A ses dirigeants nous avons exposé notre projet, lequel agrège des commerces, une crèche, des studios de musique, des restaurants, des espaces culturels, une discothèque, et qui fait vivre 200 personnes. Séduits, les Suisses ont acquis un bail emphytéotique d’une durée de soixante-quinze ans; nous sommes leurs locataires. Dans vingt-cinq ans, eux seront rentrés dans leur frais et il leur restera cinquante années de gains nets à engranger, détaille-t-il. Le plus important tient dans deux clauses du contrat. Premièrement, si le fonds suisse décide de vendre le terrain, il doit nous être proposé en priorité, sans que le vendeur ne réalise aucune plus-value. Deuxièmement, si à notre tour nous le revendons, toute plusvalue nous est également interdite. »
L’éventuel appât du gain des successeurs de Mario Husten est ainsi neutralisé, tandis que le pittoresque Holzmarkt, qui perpétue la tradition alternative de la capitale, est sanctuarisé. Ce genre de montage juridique serait-il l’antidote à une gentrification excessive ? Si oui, l’esprit rebelle de Berlin et son âme de bohème ne sont peut-être pas tout à fait condamnés à l’extinction.