Vu du Japon : “Faire avouer Carlos Ghosn ? Une affaire d’honneur national”
Qu’y a-t-il derrière l’affaire Ghosn ? L’analyse de Jean-Marie Bouissou, historien et grand connaisseur du Japon.
Carlos Ghosn n’est pas sorti d’affaire. Trois semaines après son arrestation surprise à Tokyo, le PDG de Renault reste en prison. Il a été mis en examen, le 10 décembre, pour dissimulation de revenus sur cinq ans – après avoir caché, selon les autorités boursières, environ 5 milliards de yens (38 millions d’euros). Ghosn a été démis de ses fonctions de président des conseils d’administration de Nissan et de Mitsubishi Motors. Que représente cette affaire pour les Japonais ? Rencontre à Tokyo avec l’historien Jean-Marie Bouissou, représentant de Sciences po au Japon et spécialiste de ce pays (1).
l’express Comment l’affaire Ghosn est-elle perçue par les Japonais ?
Jean-Marie Bouissou Personne ne l’a vue venir. Une fois la surprise passée, les médias ont tout de suite commencé le lynchage. Télévision publique en tête, ils ont accablé Carlos Ghosn : cupidité et arrogance – deux péchés capitaux dans le confucianisme –, manque d’écoute et de concertation, mégalomanie… En réalité, l’emblématique sauveur de Nissan, devenu héros de manga, n’est pas le premier manager étranger à connaître une telle chute. En 2015, l’Américaine Julie Hamp, nommée directrice générale de la communication de Toyota, a été mise en garde à vue six semaines après son arrivée. Son père lui avait envoyé un analgésique à base d’opioïdes pour soigner son genou, sans qu’elle eût d’ordonnance d’un médecin japonais… Trafic de drogue ! Elle a « avoué » au douzième jour de garde à vue. Pour l’avoir défendue publiquement, le président de Toyota, alors classé 29e personnalité la plus puissante du monde par Forbes, a vu ses bureaux perquisitionnés. Après avoir mis en cause le management traditionnel des entreprises japonaises durant la crise, les autorités semblent aujourd’hui considérer qu’il ne faut plus le bousculer.
Carlos Ghosn serait donc rejeté par le système ?
J.-M. B. Le dossier est très mince. Un moment évoquée, l’accusation de fraude fiscale a disparu. L’abus de bien social pourrait tenir la route – appartements acquis à l’usage de Carlos Ghosn, rémunération de sa soeur –, mais le parquet le garde en réserve. Reste le report du versement d’une partie de sa rémunération au moment où il quittera ses fonctions. Ce n’est pas plus illégal au Japon qu’ailleurs, mais ce n’est pas apparu dans les documents remis aux actionnaires. En droit occidental, cela ne pèserait toutefois pas lourd… Ce que paie vraiment Carlos Ghosn, c’est d’incarner un modèle de gouvernance « non japonais ». Nissan est le pilier de l’alliance, ses résultats et sa capitalisation sont très supérieurs à ceux de Renault, mais il n’a pas de droit de vote au sein du groupe français, contrairement à ce dernier, qui profite en outre gratuitement de sa technologie! Les Japonais ont d’autant plus le sentiment d’être dépouillés qu’ils ont perdu, ces dernières années, plusieurs joyaux industriels, comme Takata, le leader mondial de l’airbag, Toshiba et une partie du groupe Sharp, tombés aux mains d’intérêts américains et taïwanais.
De là à « tuer » le sauveur de Nissan…
J.-M. B. Après sa réouverture forcée au monde en 1868, le Japon avait fait venir des experts étrangers en grand nombre. Sitôt sa modernisation réussie, il les a mis à la porte. C’est exactement ce qui se produit dans l’affaire Nissan. Carlos Ghosn est arrivé en 2000, en pleine crise économique et politique, au moment où le Japon comprenait qu’il devait prendre le virage de la mondialisation. Il incarnait un nouveau modèle de gouvernance dont le pays pensait avoir besoin. Aujourd’hui, le gouvernement est stable, les indicateurs économiques vont plutôt dans le bon sens, le chômage a disparu, la criminalité est au plus bas. Les Japonais peuvent, à juste titre, se réjouir de leurs performances. Le monde aura les yeux fixés sur eux avec la Coupe du monde de rugby (2019), les Jeux olympiques de Tokyo (2020) et l’Exposition universelle d’Osaka (2025). Derrière l’éviction de Carlos Ghosn, il y a ce retour de la fierté nationale.
A quoi joue la justice japonaise ?
J.-M. B. Pour les procureurs qui ont mis Carlos Ghosn en garde à vue, le faire avouer est une affaire d’honneur national. S’ils échouent, le Japon perdra la face devant les médias internationaux, qui critiquent à tout-va son système judiciaire. Il y a d’ailleurs de quoi ! Ici, un suspect qui refuse d’avouer peut rester trois semaines en garde à vue, reclus dans une cellule de trois tatamis (5 mètres carrés). La nourriture est spartiate, les visites sont rares et surveillées. Il est livré aux enquêteurs douze heures par jour, seul face à eux. Son avocat n’assiste pas aux interrogatoires, et il ne peut s’entretenir avec lui que dans des périodes fixées par les enquêteurs. L’instruction se fait uniquement à charge. Si le suspect n’a pas avoué au terme de la première garde à vue, le Code pénal prévoit qu’il est libéré, mais n’interdit pas de l’y remettre aussitôt, sous un motif à peine différent. Dans le cas de Carlos Ghosn, le parquet a « saucissonné » les charges. On l’a d’abord interrogé sur la période 2015-2018, et maintenant on s’attaque à celle de 2012 à 2014. La manoeuvre peut se reproduire jusqu’à dix fois !
Que risque Carlos Ghosn ?
J.-M. B. Sans « aveux », il peut rester en garde à vue jusqu’en 2019. Les procureurs l’ont mis en examen sur la base du seul dossier actuel. Il pourrait, dans le meilleur des cas, être libéré en payant une très lourde caution. Sinon, il restera en prison jusqu’à son procès, au prétexte qu’il pourrait « détruire des preuves ». Si minces que soient les charges, Carlos Ghosn ne doit attendre aucune clémence de la justice japonaise. En 2006, Takafumi Horie, jeune start-upper provocant et (trop) populaire, avait commis le crime de vouloir bousculer l’oligopole médiatique en rachetant une chaîne de télévision. Il a été condamné à deux ans et demi de prison pour un motif proche de celui qui est reproché à Carlos Ghosn – avoir trompé les investisseurs. Sa détention l’a fait maigrir de 30 kilos et rentrer dans le rang. L’avocat du PDG de Renault est bien placé pour lui rappeler cette leçon : il était le procureur qui a fait condamner Takafumi Horie ! Cet expert s’emploie certainement à convaincre son client de plaider coupable. Il éviterait ainsi le procès et la prison. Mais Carlos Ghosn est un dur…
Peut-il bénéficier d’appuis diplomatiques ? L’Etat français est le premier actionnaire de Renault…
J.-M. B. L’ambassade de France fait son travail dans des conditions difficiles, mais l’affaire se joue plus haut. Dans le contexte français actuel, il est difficile d’imaginer Emmanuel Macron voler au secours d’un patron soupçonné d’avoir dissimulé l’équivalent de 40 millions d’euros. Côté japonais, le très nationaliste Shinzo Abe a d’autant moins de raison de faire un geste que l’opinion est très hostile à Carlos Ghosn. Le Premier ministre japonais ne veut pas donner l’impression de céder aux attaques des médias occidentaux. Pour les deux chefs d’Etat, il n’y a que des coups à prendre…
(1) Jean-Marie Bouissou est l’auteur de
Géopolitique du Japon (PUF, 2014) et des
Leçons japonaises. Un pays très incorrect (à paraître chez Fayard en 2019).