Disney ensorcelle aussi les grands
En se mariant avec la 21st Century Fox, les studios enrichissent leur catalogue pour séduire les spectateurs de tous les âges.
L’attitude est légèrement guindée, le sourire un peu crispé, mais la satisfaction bien réelle. En ce 27 février 2018, le président Macron reçoit sous les ors de l’Elysée Robert Iger, le PDG de l’empire Disney. La discussion – en anglais – est agréable, et les deux hommes évoquent tour à tour la situation économique, la formation et les partenariats public-privé. Le chef de l’Etat avoue même à « Bob » que ses petits-enfants sont fans de Mickey. Le patron américain, ravi, dévoile alors l’objet de son voyage à Paris : la Walt Disney Company va investir 2 milliards d’euros à Disneyland Paris. Révélé en primeur au président de la République, ce montant colossal est un record jamais atteint depuis l’ouverture du parc d’attractions de Marne-la-Vallée, en 1992.
Mais cette manne, qui signe « le très fort engagement » de Disney et sa « confiance, montrant que la France est de retour ! » – selon un tweet plutôt enthousiaste d’Emmanuel Macron après l’entretien – ne concerne aucun des personnages historiques du groupe de Burbank (Californie). Pas un sou pour l’oncle Picsou, Dingo, Pinocchio ou la Belle au bois dormant. La somme sera entièrement consacrée à la création de trois nouveaux univers, le premier pour la Reine des Neiges, le deuxième pour les super-héros Marvel et, enfin, le dernier autour de Lucasfilm et de la saga Star Wars.
Aucun d’entre eux n’aurait pu voir le jour si Bob Iger n’avait pas mis la main au porte-monnaie pour se payer le studio d’animation Pixar en 2006 (7,4 milliards de dollars), les personnages des comics Marvel trois ans plus tard (4 milliards de dollars), puis les Jedi de Lucasfilm, en 2012 (4 milliards de dollars). Trois empires, dont les personnages iconiques dépoussièrent l’image de la souris et élargissent son audience. Avec une belle synergie entre le grand écran, la télévision et les parcs de loisirs (150 millions de visiteurs en 2018), dont la fréquentation est dynamisée par le succès des nouveaux venus.
Ces emplettes ont déjà permis de relancer une machine à bout de souffle après l’époque mouvementée de Michael Eisner, au début des années 2000. Aujourd’hui, les sauveurs du groupe américain vont être rejoints par un quatrième larron, la 21st Century Fox, dont les créations, comme Les Simpson, Avatar ou Alien, sont destinées à une cible plus adulte. Un pari autrement plus audacieux : Mickey a dû payer 71,3 milliards de dollars pour racheter la major hollywoodienne.
À CHAQUE ÂGE, SON HÉROS ET SES INTRIGUES
Grâce à elle, la maison Disney pourra désormais accompagner les spectateurs du monde entier, à tous les âges de la vie, de 7 à 77 ans. Sans exception. Les jeunes enfants, les millennials, les quadras, quinquas ou seniors… à chacun son univers, à chacun ses protagonistes et ses intrigues. Nul ne pourra plus échapper à l’empire de la souris. Cette omniprésence, doublée d’une puissance exceptionnelle, va également permettre au géant américain de repousser les assauts des nouveaux titans issus de la Toile, Netflix et Amazon. Et de faire enfin rentrer la petite souris dans l’âge adulte.
« Bienvenue dans la famille, mec! » A l’annonce du rachat de la 21st Century Fox par Disney, fin 2017, le réalisateur et scénariste américain du dessin animé Les Simpson, James L. Brooks, accompagne son message sur Twitter d’une image violente : on y voit Homer en train d’étrangler
La firme aux grandes oreilles a dû payer 71,3 milliards de dollars pour la Fox
Mickey, yeux exorbités, langue sortie, en lieu et place de son fils Bart, victime habituelle de la colère de son père. Porter la main sur sa progéniture, tout un symbole pour cette série, presque trentenaire, dont la réputation s’est construite sur l’irrévérence et le politiquement incorrect. Tout l’inverse des valeurs familiales et pacifiques prônées par la célèbre souris.
En réalité, c’est un peu l’alliance de la carpe et du lapin, ou plutôt, de la souris et du renard (Fox) ! Certes, la famille américaine à la peau jaune a elle aussi son attraction dans le parc Universal Studios, à Hollywood. Mais là-bas, pas de parade « enchantée », on y découvre plutôt un univers tourmenté, avec un King Kong en action ou des morts-vivants sortis de The Walking Dead. Comment Bob Iger vat-il faire cohabiter des personnages d’animation aussi différents sous une même ombrelle ? Comment La Belle et la Bête ou Mary Poppins vont-ils survivre aux monstres sanglants d’Alien et de Predator ? Et enfin, comment les séries Good Doctor ou Once Upon a Time vont-elles coexister avec Lucifer et American Horror Story ?
Un chiffre résume à lui tout seul les paradoxes de ce mariage hors norme : outre-Atlantique, près d’un film sur deux distribué par la Fox en 2018 était interdit aux moins de 17 ans. Chez Mickey, aucun. Cependant, « dire que les héros des Simpson ou de Family Guy sont à l’opposé des personnages de Disney serait trop réducteur, juge Emmanuel Ethis, sociologue du cinéma. La force du groupe a toujours été d’être en phase avec les attentes de son époque. Après les rachats de Pixar, de Marvel ou de Lucasfilm, tout le monde pensait que ceuxci allaient se « disneyifier » et que leur mort était annoncée. C’est tout l’inverse qui s’est produit ! On peut imaginer que la même stratégie sera déployée avec Fox. »
UN TIERS DES ENTRÉES EN SALLES AUX ÉTATS-UNIS
C’est tout l’intérêt de ce rachat : créer un mastodonte avec des offres suffisamment diversifiées pour capter des publics aux goûts différents. Ensemble, Disney et Fox représenteront plus d’un tiers des entrées en salles aux Etats-Unis, et près d’un quart des tickets de cinéma vendus en France, très loin devant leur premier concurrent, Universal (10,5 %). Avec la richesse de leurs catalogues respectifs, ils peuvent séduire le spectateur à chaque période de sa vie : dans sa prime jeunesse avec les dessins animés, à l’adolescence avec les superhéros, une fois devenu jeune adulte grâce aux Jedi, et à plus de 30 ans avec les films d’auteurs oscarisés, comme Three Billboards.
Une palette si riche qu’elle donne le sourire à Jean-François Camilleri. Yeux bleus rieurs, cheveux courts poivre et sel, le dirigeant du groupe Disney en France et dans les pays d’Afrique francophones ne boude pas
son plaisir. Le film Star Wars - Le Réveil de la force (épisode 7) continue d’enregistrer de très bons résultats dans l’Hexagone. Tandis que le dessin animé Coco affiche chez nous le troisième meilleur démarrage derrière le Mexique et le Japon, et que Black Panther – et son super-héros noir – bat des records en Afrique. Ce n’est qu’un début. « Nous sommes des créateurs de contenus pour adultes ou pour enfants. Nous nous adaptons aux nouvelles envies et aux nouveaux modes de consommation, sans craindre le changement », affirme-t-il.
En cette fin d’année 2018, le temps presse. Le secteur traverse de grands bouleversements. De plus en plus de spectateurs se détournent, en effet, du flux des chaînes de télévision traditionnelles, pour se connecter à des plateformes à la demande, comme Netflix (137 millions de foyers abonnés dans le monde) et Amazon Prime Video. Avec un catalogue aussi étoffé et divers, Disney va enfin pouvoir rivaliser et s’adresser, lui aussi, directement aux consommateurs sur Internet. « Le groupe a un boulevard devant lui », estime Frédéric Fréry, professeur à l’ESCP Europe.
LA STRATÉGIE DE L’ENCERCLEMENT
Sauf que les adversaires sont coriaces et riches à milliards. Certes, ni Netflix ni Amazon ne détiennent de telles marques phares. Cela ne les empêche pas d’investir des montants exorbitants dans la production de contenus et de rafler des récompenses. « Ce nouveau concurrent ne nous effraie pas, indique Georgia Brown, responsable d’Amazon Studios, en Europe. D’ailleurs, nous achetons certaines de leurs séries, comme Cloak and Dagger, que nous diffusons en exclusivité. » Mais pour combien de temps encore ?
Le service en ligne destiné aux familles, Disney +, sera lancé fin 2019 aux Etats-Unis puis à l’international. Il proposera le catalogue Marvel, Pixar et Star Wars, mais aussi les documentaires de National Geographic (propriété de la Fox). Bob Iger a également dévoilé qu’une seconde plateforme, Hulu, sera lancée à travers le monde. Créée en 2007 par les majors de Hollywood, elle sera détenue à 60 % par Disney après la fusion.
Disposant de plus de 20 millions d’abonnés, elle propose des séries adultes comme La Servante écarlate ou Castle Rock, produit par Stephen King. Pourquoi multiplier les services? « Si Netflix propose de tout pour tout le monde, Bob Iger, lui, a une stratégie bien différente », répond un proche du dossier. Le patron compte commercialiser non pas une seule plateforme mais plusieurs services, en fonction de la cible qu’il cherche à séduire. »
Mickey préfère en effet la stratégie de l’encerclement plutôt que celle de l’affrontement direct. Moins violente, elle peut s’avérer plus dangereuse pour les chaînes de télé traditionnelles, qui cherchent à attirer tous les publics en même temps. D’autant plus que « de moins en moins de groupes de médias produisent les contenus puis contrôlent leur diffusion », analyse Augustin Reyna, responsable au sein du Bureau européen des unions de consommateurs (Beuc). A long terme, Disney pourrait tuer ses concurrents en limitant fortement l’accès à ses oeuvres et en se réservant l’exclusivité des droits de diffusion sur le Net. Cela signifierait moins de choix pour le téléspectateur et une hausse des prix des abonnements sur Disney +. »
Plusieurs chaînes françaises ont déjà fait part de leurs craintes devant l’attitude du géant de Burbank, qui risque d’assécher le marché mondial des séries afin de garder ses feuilletons pour son usage personnel. Ce scénario noir n’est pas encore écrit. Mickey, qui vient de fêter ses 90 ans le 18 novembre, a le temps pour lui. Même nonagénaire, la petite souris est plus que jamais d’attaque pour terrasser les géants du divertissement. A n’importe quel prix.
La maison de Mickey va enfin pouvoir attaquer Netlix et Amazon Prime Video