Luc Ferry : “Ne confondons pas trans- et posthumanisme”
Outre sa foi dans la démocratie libérale et dans une spiritualité laïque, Luc Ferry estime que la « nature n’a rien de sacré ».
Il est l’une des figures majeures de la vie intellectuelle française. A 67 ans, Luc Ferry, philosophe, professeur émérite à la Sorbonne , signe un beau Dictionnaire amoureux de la philosophie (Plon). L’occasion de revenir sur son parcours intellectuel et d’expliquer pourquoi l’acte de philosopher éclaire les grandes questions de l’existence.
l’express La philosophie vous a-t-elle aidé à vivre ?
Luc Ferry Oui, sans aucun doute. Tout en me tenant très éloigné de la psychologie positive et de la mode actuelle des idéologies du bonheur, je me suis très tôt passionné pour la question cruciale de la philosophie : « Qu’est-ce qu’une vie bonne pour les mortels ? Comment vivre dans un monde sans Dieu ? » Ces interrogations sont le fil conducteur de tout ce que j’ai écrit depuis trente ans. Pour l’agnostique que je suis, comme pour Schopenhauer qui y voyait l’origine de la philosophie, elles ne peuvent pas être éternellement éludées. A quoi bon s’efforcer de se perfectionner tout au long de sa vie alors qu’on sait l’irréversibilité de la mort ?
Vous êtes proche de Rousseau, qui défendait l’idée de la « perfectibilité » de l’être humain...
L. F. C’est déjà le mythe de Prométhée qui met en scène cette idée que l’être humain est capable d’une perfectibilité illimitée a priori, une idée qu’on retrouvera chez Pic de la Mirandole, puis chez Rousseau, Kant et Husserl. Pour un agnostique, elle donne du sens à la vie. S’il faut se perfectionner, progresser tout au long de son existence, c’est pour tenter à sa modeste échelle de laisser un monde meilleur, ou moins mauvais, à ceux que nous aimons ou que nous pourrions aimer. Partager, aimer et transmettre, cela a du sens à mes yeux, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à un dieu.
C’est cette question qui vous taraude, donc ?
L. F. Comme le disait Diderot, qui était athée : « La postérité est notre nouveau Dieu. » Non en un sens platement narcissique et vaniteux, mais parce que l’exigence d’un perfectionnement tout au long de la vie a intrinsèquement du sens si elle contribue à améliorer le monde que nous allons laisser à ceux qui viennent après nous.
Vous êtes un penseur de la liberté. Parmi les récentes théories de la liberté, celle, très débattue, de Francis Fukuyama, publiée en 1992, au moment de la chute du bloc de l’Est, est-elle finalement si erronée ?
L. F. Fukuyama avait en réalité raison. Il ne disait pas qu’il n’y aurait plus d’événements, mais que l’humanisme démocratique était, contrairement à l’islamisme ou même au marxisme, l’horizon indépassable non seulement de notre temps, mais de toute humanité. Et c’est vrai, la démocratie est bel et bien le seul régime dans lequel l’humain devient adulte, accède à lui-même. Si son essence est la liberté, seule la démocratie lui permet d’être enfin luimême. Or, depuis deux siècles, en Europe occidentale, n’en déplaise aux déclinistes et « collapsologues »
à la mode, les progrès accomplis sont sidérants en termes de niveau et d’espérance de vie, mais aussi de liberté des femmes et des hommes. Et cela fait tout de même soixante-dix ans que les démocraties ne se font plus la guerre… Fukuyama prétendait simplement que la forme de la république libérale était indépassable pour quiconque croit en la liberté humaine. Si l’on pense que la liberté est le propre de l’homme par opposition aux animaux et aux dieux, seul ce régime universaliste lui convient. Ce qui n’exclut nullement les retours en arrière, les régressions vers le Moyen Age, voire vers des régimes fascistes. En ce sens, la grande théorie rivale de Fukuyama, celle de Samuel Huntington qui annonçait la « fin de la fin de l’Histoire » avec le « choc des civilisations » se fourvoie, car sous ses formes les plus extrêmes, l’islamisme n’a rien d’un universalisme : c’est un archaïsme délirant, privé de cette aspiration à l’émancipation universelle de l’humanité qui était malgré tout encore présente dans le communisme. Le choc des civilisations ne fait en réalité qu’opposer le seul universalisme qui reste en selle – la démocratie libérale – au particularisme fanatique et impérialiste des fous de Dieu.
Pourquoi vous êtes-vous peu à peu éloigné de l’universalisme républicain ?
L. F. J’en conserve tous les principes sur le plan moral, mais la morale et la politique ne suffisent pas, elles ne peuvent pas répondre à elles seules à la question du sens. J’ai traduit avec enthousiasme dans la Pléiade la Critique de la raison pratique de Kant, qui est la matrice de toute morale républicaine. Les pères fondateurs de la IIIe République étaient d’ardents kantiens. C’est un texte génial, mais si la morale insiste à raison sur le respect d’autrui, sur la générosité, elle ne fournit aucune réponse aux questions existentielles : celles de la mort, de l’amour, de la banalité de l’existence quotidienne, de l’ennui, de l’éducation, autant de questions qui ne relèvent pas, pour l’essentiel, de la morale. Les grandes spiritualités religieuses traitent la question de la vie bonne par Dieu et par la foi, tandis que les grandes philosophies, qui sont des spiritualités laïques, le font sans passer par Dieu ni par la foi, mais par la lucidité de la raison et les moyens du bord. J’ai donc voulu, dans ma philosophie, aller au-delà de la morale, sans pour autant tomber dans la religion, ou pire, dans le spinozisme.
En quoi consiste votre spiritualité laïque ?
L. F. Elle est en partie liée à l’invention du mariage d’amour, à cet événement historique ou « historial » qui a fondé une époque nouvelle et qui donne un sens nouveau à l’idée de perfectibilité. Comme le dit Yasmina Reza dans Dans la luge d’Arthur Schopenhauer, seul l’amour est intrinsèquement sensé.
Comment, justement ?
L. F. C’est au cours du XXe siècle que le mariage d’amour et son corollaire, le chérissement des enfants, sont devenus la règle absolue de nos unions. Or il existe à mes yeux quatre figures de ce que j’appelle la « transcendance dans l’immanence », une transcendance non verticale, qui ne vient pas d’en haut, mais que nous apercevons en nous-mêmes : la vérité, la justice, la beauté, et l’amour. Ces valeurs, d’évidence, transcendent ma subjectivité. Elles ne sont pas, ou pas seulement, affaire de goût…
Le transhumanisme, auquel vous consacrez ici une réflexion, est-il une rupture avec l’humanisme ou son excroissance pathologique de l’humanisme ?
L. F. Il ne faut pas, comme Jacques Testart, confondre transhumanisme et posthumanisme. Ce dernier vise à fabriquer une intelligence artificielle forte, c’est-à-dire une post-humanité par rapport à laquelle, comme le dit Elon Musk, nous serions comme nos animaux domestiques par rapport à nous. Le posthumanisme est une utopie de la fin de l’humanité. Bill Gates et Elon Musk y croient encore. Le transhumanisme, c’est tout autre chose. Il repose sur trois idées qui s’inscrivent dans le droit fil de l’humanisme des Lumières : 1/ ajouter à la médecine thérapeutique une médecine augmentative ; 2/ augmenter la longévité humaine en luttant contre la vieillesse afin de faire émerger un jour une humanité qui vivrait cent cinquante ou deux cents ans. Elle serait toujours mortelle, bien sûr, mais elle aurait la capacité d’être jeune et vieille à la fois, donc, le cas échéant, d’être plus sage, ou moins folle ; 3/ enfin, si l’invention des Etats providence était destinée à corriger les inégalités sociales, les biotechnologies devraient nous permettre de corriger dès l’embryon certaines inégalités naturelles. J’aime cette idée que la nature n’a rien de sacré.