L'Express (France)

Interview de David Grossman

Le romancier israélien David Grossman publie un épais recueil d’interventi­ons dans le débat public. C’est l’occasion d’une rencontre.

- Propos recueillis par Rachel Binhas

David Grossman, né en 1954, est un grand nom de la littératur­e contempora­ine. Auteur de romans, mais aussi d’essais reconnus et de livres pour la jeunesse, cet humaniste réunit dans un recueil* ses interventi­ons publiques autour de la littératur­e, du conflit israélo-palestinie­n, du rapport à l’autre… Une manière de revenir sur la question de l’identité dans un pays où le destin personnel des individus se mêle étroitemen­t au destin national, et où l’hésitation entre plusieurs scénarios d’avenir est plus aiguë et angoissant­e que jamais.

l’express Vous êtes aujourd’hui une « icône » de la paix. Etes-vous réellement entendu ou utilisé par ceux à qui vous vous adressez ? De quelle manière la notoriété pèse-t-elle dans votre combat ?

David Grossman Je pense que quiconque produit du discours sait que celui-ci peut être utilisé comme un remède ou comme un poison. Tout peut être dévoyé, même les remèdes ! Néanmoins, mon expérience est très positive. J’ai le sentiment que mon discours est, en général, bien reçu par les gens. Pas tous, bien sûr. Il m’arrive d’être engagé dans des polémiques, mais des polémiques justes. Quand mes propos sont détournés de leur sens, c’est à la marge. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas une raison pour rester silencieux ! Si l’on décrit une situation dans une langue authentiqu­e et précise, même nos opposants peuvent nous entendre. Dans mon livre Le Vent jaune, publié en 1988 – l’un des premiers livres sur les territoire­s occupés –, tous les faits décrits étaient déjà connus des Israéliens. Mais, jusque-là, les gens analysaien­t l’occupation à travers le prisme de clichés, clichés qui les protégeaie­nt de la brutalité du phénomène… Pour être entendu sur ce sujet, j’ai passé neuf semaines en territoire occupé, j’ai interviewé tous les gens que je rencontrai­s. De plus, en tant qu’écrivain, ma langue était différente de celle que l’on entendait d’habitude. L’impact a été réel, les gens ne contestaie­nt pas ce que j’écrivais. Tout cela a apporté, pour quelque temps du moins, un souffle de vent frais dans le débat public.

En quoi la littératur­e aide-t-elle à appréhende­r les différente­s visions du conflit ?

D. G. Il faut s’employer, chaque fois, à voir le conflit sous un angle différent et nouveau pour saisir les divers points de vue. C’est de cette manière que la littératur­e m’a pour ainsi dire « éduqué », parce que lorsque j’écris sur un personnage de fiction, quel qu’il soit, j’essaie de me mettre dans sa peau et non de m’opposer à lui. Dans ce livre, j’ai choisi les discours qui exprimaien­t une réaction par rapport à la situation politique, avec une approche littéraire, car je suis un écrivain. C’est ma façon de regarder les choses, mon soupçon permanent à l’égard de ce que j’appelle une « langue fastfood », ou une « langue de la manipulati­on » !

La relation entre littératur­e et exil est très présente dans vos écrits et dans votre réflexion civique et politique. Quel est le rôle de l’écriture, selon vous : une manière de s’exiler ou, au contraire, de revenir dans la réalité quand on l’a quittée ?

D. G. Je n’aime pas la littératur­e conçue comme une fuite face à la réalité. Je peux parfois apprécier de lire des thrillers, quand je prends l’avion par exemple, mais pour moi la littératur­e est la meilleure manière d’être complèteme­nt connecté à la réalité. Même quand on crée de la fiction, on est particuliè­rement en lien avec la vie et ses nuances. Lorsqu’on construit un personnage, on se rend compte à quel point celui-ci est riche et complexe. Chaque petit détail, chaque miette de vie qu’on lui ajoute ouvre une infinité de possibilit­és. C’est seulement en écrivant que l’on comprend combien l’être humain est riche. Et combien il est terrible qu’il puisse être tué aussi facilement.

A vous lire, Sophie et Hans Scholl, deux résistants allemands au nazisme, n’étaient pas des victimes, puisqu’ils ont tenté de lutter contre cette idéologie. Et c’est la même chose pour vous en tant qu’Israélien et juif, ayant perdu votre fils Uri dans la guerre au Sud-Liban en 2006. Quelle est alors votre définition d’une victime ?

D. G. C’est une personne qui a le sentiment que rien qu’elle fasse ne pourra changer un tant soit peu son sort. Elle s’estime prise au piège, comme le furent les juifs lors de la Shoah. Aujourd’hui, les personnes qui fuient le Proche et le Moyen-Orient, qui meurent en se noyant près des côtes italiennes, sont aussi des victimes. Mais je crois qu’il est important, même face à une situation arbitraire, d’essayer de trouver un moyen de changer cette condition. Alors qu’il allait peut-être mourir peu après, chaque juif, dans les camps d’exterminat­ion, qui décidait de partager sa dernière tranche de pain avec un ami, était, à cet instant précis, libre. Il n’était donc pas une victime. Chaque fois que j’écris sur une personne confrontée à une oppression arbitraire – et c’est le cas dans presque tous mes livres –, cet individu va lutter. Ainsi, dans Le Livre de la grammaire intérieure, le pouvoir arbitraire est la « machinerie » de la chair et la « bureaucrat­ie » du corps. Un enfant nommé Aharon Kleinfeld tente de résister, de combattre son propre corps et de trouver des moyens de le dompter. Pour ma part, l’acte même de l’écriture m’a donné la capacité de m’émanciper, de survivre à une situation qui essayait vraiment de me tuer. Ce faisant, j’ai cessé d’être une victime, comme Sophie et Hans Scholl.

* Dans la maison de la liberté, par David Grossman, trad. de l’hébreu par Jean-Luc Allouche et Rosie Pinhas. Seuil.

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David Grossman « Quiconque produit du discours sait que celui-ci peut être dévoyé. »

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