C’était dans L’Express… Nucléaire, le risque insupportable (1987)
Après le cataclysme atomique de Tchernobyl, la France s’interroge sur le tout-nucléaire.
Chaque incident, dans le nucléaire civil, conduit à la même question : à quel moment les risques deviennent-ils insupportables? Un an après la catastrophe de Tchernobyl, les accidents de Pierrelatte et de Creys-Malville confirment la réponse : les risques sont insupportables dès lors qu’il n’est plus nécessaire de les courir. La décision d’engager la France dans la maîtrise totale du cycle du combustible et dans son équipement en centrales atomiques fut, à l’origine, fondamentalement politique : il fallait assurer l’indépendance énergétique du pays. Non pas pour se préserver d’une hausse du prix du pétrole, mais pour s’assurer que la nation, en toutes circonstances, continuerait à disposer d’une quantité raisonnable de ce nerf de la guerre qu’est l’énergie.
Aujourd’hui, le nucléaire fournit plus de 70 % de notre électricité, électricité dont on a « poussé » la part dans la consommation française de 25 à 40 % en dix ans; la
France sait enrichir l’uranium, fabriquer et faire fonctionner des réacteurs et des surgénérateurs, retraiter les déchets. Notre indépendance énergétique est suffisamment garantie. Parce que, d’une part, le nucléaire nous met relativement à l’abri d’une pénurie touchant d’autres sources ; parce que, d’autre part, en cas d’interruption des fournitures d’uranium, nous connaissons bien la filière des surgénérateurs qui produisent, eux, plus de plutonium qu’ils n’en consomment. L’indépendance conquise, persister dans l’effort nucléaire pourrait répondre à une autre justification, économique par exemple. Mais, tant en ce qui concerne le prix du kilowatt que l’exportation des techniques et du matériel, celle-ci paraît très douteuse. Elle ne mérite pas, en tout cas, que nous fassions peser le moindre danger sur nos populations. Et ceux qui prétendent que le nucléaire, en France, ne renferme pas de risques doivent comprendre que personne ne peut confondre la radioactivité avec de l’eau sucrée. Ce qui est en cause désormais, bien plus que l’indépendance politique ou la compétition économique, c’est le jusqu’auboutisme planificateur de hauts fonctionnaires qui ont pour règle de n’être jamais saisis par le doute. Et qui ont surdimensionné le programme nucléaire français, tout en endettant EDF plus que de raison.
Rendre le plus fiable possible ce qui existe déjà dans le parc nucléaire national, en considérant que ce parc est largement suffisant : tel devrait être dorénavant l’objectif de notre politique. Pourquoi construire d’ici à 1990 cinq tranches nucléaires parfaitement superflues en termes de consommation ? Une fois la technique apprivoisée, pourquoi, par ailleurs, persister dans la voie des surgénérateurs, qui fabriquent de l’électricité beaucoup trop chère ? Depuis deux mois se produit en France, très exactement, un pépin, dit « de plomberie », par semaine : fuites, corrosion, défectuosité de vannes, clapets, robinets, etc. Nous en sommes maintenant informés, tant mieux. Mieux vaudrait, toutefois, en réduire la fréquence. Superphénix a coûté à EDF 13 milliards de francs, mais, depuis l’accident de Three Mile Island, en 1979, les investissements de la société pour renforcer la sécurité n’ont atteint que de 1 à 2 milliards. Une conclusion apparaît clairement : notre argent serait mieux dépensé en sécurité de la production qu’en augmentation – inutile – de cette même production. Pour des raisons de santé publique, évidemment. Mais aussi pour ne pas remettre en question, par des coupures, des arrêts techniques peut-être longs, l’objectif initial de l’indépendance nationale. Bien comprise, cette fois.