Le dossier de l’express
Du général de Gaulle à Emmanuel Macron, soixante ans d’amour et de haine. La statue du Commandeur vacille désormais sur son socle.
Les Français et leurs présidents Ségolène Royal : « On n’est pas visionnaire tout seul » Devine quel président vient dîner Jean-Pierre Raffarin : « Une affaire de proximité et de distance » Les archives de L’Express Le dîner Macron - de Gaulle, imaginé par Christophe Barbier
« Dix ans, ça suffit » : c’était en 1968, les Français en avaient marre de De Gaulle, que les manifestants voulaient envoyer « au couvent ». « Macron démission » : cette fois, à peine dix-huit mois se sont écoulés depuis l’élection, et voilà que des gilets jaunes envahissent le territoire, avec des aspirations ô combien diverses, à l’exception d’une : chasser le chef de l’Etat. En 1968, quand le président prend la parole, il ne courbe pas l’échine. Le 24 mai, il lance à la télévision : « Les événements m’ont imposé, en plusieurs graves occasions, le devoir d’amener notre pays à assumer son propre destin, afin d’empêcher que certains ne s’en chargent malgré lui. J’y suis prêt, cette fois encore. Mais, cette fois encore, cette fois surtout, j’ai besoin – oui, j’ai besoin – que le peuple français dise qu’il le veut. » Et il dégaine un référendum. Le 30 mai, le Général réapparaît, toujours droit dans ses bottes, même s’il change d’arme institutionnelle : « Etant le détenteur de la légitimité nationale et républicaine, j’ai envisagé depuis vingt-quatre heures toutes les éventualités sans exception qui me permettraient de la maintenir. J’ai pris mes résolutions. Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas. […] Je dissous l’Assemblée nationale. » Le 10 décembre 2018, le ton d’Emmanuel Macron est tout autre face au « malaise » : « Sans doute n’avons-nous pas su depuis un an et demi y apporter une réponse suffisamment rapide et forte. Je prends ma part de cette responsabilité. Il a pu m’arriver de vous donner le sentiment que ce n’était pas mon souci, que j’avais d’autres priorités. Je sais aussi qu’il m’est arrivé de blesser certains d’entre vous par mes propos. »
Cinquante ans séparent ces deux épisodes. La figure présidentielle a mauvaise mine, la statue du Commandeur vacille sur son socle. L’histoire entre les Français et leurs chefs d’Etat n’a rien perdu en tumultes. S’il fallait la résumer d’une phrase : dans notre
pays, un bon président est un président retraité ; un excellent président est un président mort. « On ne s’use que si on sert, bien qu’on sache que ceux qui ne servent à rien s’usent beaucoup », avait remarqué Mitterrand, dix ans après son élection. L’exercice du pouvoir nuit à la bonne santé du couple chef de l’Etat-opinion, et de plus en plus : selon l’Ifop, le score de satisfaction le plus faible qu’ait connu de Gaulle est 42 % ; Valéry Giscard d’Estaing a abaissé le plancher à 35 %, François Mitterrand, à 22 %, François Hollande, à 13 %. Avec 23 %, Emmanuel Macron a encore un peu de grain à moudre. Il a eu la chance d’échapper pour le moment à une interrogation taboue, mais à laquelle son prédécesseur, lui, ne coupa pas : en 2014, l’Ifop, pour Le Figaro Magazine, demande aux Français si François Hollande doit « quitter son poste ». Ils sont 62 % à le souhaiter. La mise en cause du chef de l’Etat est longtemps restée rarissime en France. Jusqu’alors, la question de son départ en cours de mandat n’avait été posée qu’en lien avec une défaite de la majorité aux législatives, entraînant une cohabitation (Mitterrand), ou après une victoire du non à un référendum (Chirac).
Foule sentimentale, les Français ont soif d’idéal. Ils ont eu la curieuse idée de placer leurs liens avec le premier d’entre eux sur le terrain du coeur. S’ils reprochent aux responsables publics de changer souvent d’avis, euxmêmes ne manquent pas de versatilité. « Je suis l’homme le plus haï de France, cela me donne une chance, n’est-ce pas, d’en être un jour le plus aimé», notait Mitterrand après Mai 68. Il demeurera à l’Elysée 5 079 jours, record désormais impossible à battre. « Les Français n’aiment pas mon mari », se plaignait Bernadette Chirac après le fiasco du maire de Paris à la présidentielle de 1988, qui l’emportera la fois suivante – tout ça pour inventer le septennat de deux ans, en ratant la dissolution de 1997, avant d’être réélu avec le meilleur score de la Ve. Et dire que le président est censé être « la clef de voûte »… Est-ce ainsi que des institutions meurent ?