Les Français sont-ils sous-payés ?
De plus en plus de salariés ont le sentiment que leurs rémunérations ne sont pas à la hauteur. A raison?
Les fins de mois difficiles, Martine les connaît bien. Les petits plaisirs qu’on se refuse et les vacances raccourcies, aussi. Au milieu des poufs et des tableaux colorés du rayon déco d’un hypermarché Cora de banlieue parisienne, cette vendeuse au sourire discret parle sans tabou de sa fiche de paie : « Moi, après seize ans d’ancienneté, je gagne 1 280 euros net par mois pour 37,5 heures de travail hebdomadaire, un tout petit peu plus que le smic », précise-t-elle. L’exaspération des gilets jaunes, elle la comprend, même si elle n’a pas défilé. « Après tout, je ne suis pas si mal lotie. J’ai un CDI, un 13e mois et des primes. » Evidemment, le coup de pouce d’Emmanuel Macron aux bas salaires et les heures supplémentaires défiscalisées, elle le prend comme un bonus. « Mais c’est pas ça qui va changer la vie des Français », soupiret-elle, un brin désabusée.
Derrière la hausse des taxes sur les carburants et la colère sur le tropplein d’impôts, le sentiment diffus que les salaires sont en berne depuis la grande crise de 2008 explique en partie l’explosion sociale. Un ressenti d’autant plus aigu que le gouvernement n’a cessé de communiquer sur la reprise et sur la baisse du chômage, et que les patrons, eux, déplorent des pénuries de main-d’oeuvre.
Selon un récent sondage ADP paru début décembre, plus de la moitié des Français (57 %) se disent insatisfaits ou déçus quand ils reçoivent leur bulletin de paie; 14 % parlent même de frustration. De fait, depuis des mois, la grogne sociale monte au sein des entreprises, notamment dans celles où la situation s’est améliorée. Comme chez Qualipac, un fabricant de flacons de parfums pour l’industrie du luxe, basé à Aurillac. Au printemps dernier, une grande partie des quelques 600 salariés a débrayé quatre jours durant pour faire céder la direction. « On croulait sous les commandes, se souvient Sandrine Clément, porte-parole de l’intersyndicale CGT-FO-CFDT à l’époque. On a dû repasser aux quarante heures hebdomadaires, travailler certaines semaines quarante-huit heures, en se levant à 4 heures du matin le week-end. Tous ces efforts pour rien. On n’avait même pas d’heures supplémentaires, on nous encourageait à prendre des récupérations. » La colère a explosé lors des négociations annuelles obligatoires (NAO) qui ont suivi. La direction ne leur proposait qu’une chiche revalorisation générale de 0,8 %, des hausses individuelles « au cas par cas », et un gonflement de la prime mensuelle de nettoyage des vêtements de travail de… 18 centimes par mois. Résultat de leur bras de fer : 2 % d’augmentation collective.
Dans certains grands groupes du CAC 40, la tension grimpe aussi. C’est le cas chez PSA. La marque française, qui est montée sur la première marche du podium européen cette année, grillant la politesse à Volkswagen et à Renault, est devenue l’un des constructeurs automobiles les
plus rentables de la planète. Un redressement payant mené à la baguette par Carlos Tavares : serrage de vis, restructuration, ruptures conventionnelles collectives. Pendant des années, les salariés ont suivi… Ils veulent aujourd’hui goûter leur part du gâteau. Franck Don, délégué syndical central CFTC du groupe, n’en démord pas. « Un accord d’entreprise garantit, jusqu’en 2019, une revalorisation salariale annuelle supérieure de 1 % à l’inflation. C’est insuffisant, compte tenu du bilan exceptionnel de PSA cette année. La direction peut mieux faire », s’enflamme-t-il.
La France a-t-elle vraiment un problème avec ses salaires? Sur le papier, la rémunération mensuelle moyenne d’un salarié du secteur privé n’est pas ridicule : 2 250 euros net par mois, d’après les dernières statistiques de l’Insee (2015). Un chiffre moyen qui ne veut pas dire grandchose, tant la dispersion des salaires est grande. Un peu comme le chiffre moyen de l’immobilier en France, qui paraît dénué de sens tellement l’écart entre le prix au mètre carré d’une studette dans le XVIe arrondissement de la capitale n’a rien à voir avec celui d’une maisonnette au fin fond de la Creuse. Dans la réalité, la moitié des salariés gagne moins de 1 797 euros net par mois.
UNE « STAGNATION SANS PRÉCÉDENT » SELON L’OCDE
C’est cette armée de l’ombre qui a pris de plein fouet l’accélération de l’inflation et l’alourdissement du poids de ces fameuses dépenses contraintes (logement, eau, gaz, électricité…). En termes réels, c’est-à-dire en tenant compte de l’inflation, les rémunérations n’ont progressé que d’un maigre 0,5 % en 2017, et d’à peine plus cette année… Une inertie
qui est loin d’être une spécialité française. En juin dernier, l’OCDE dénonçait une « stagnation sans précédent » des rémunérations dans les pays riches. Au quatrième trimestre 2017, la croissance des salaires a été en effet deux fois plus faible que dix ans auparavant.
Les manuels d’économie assurent pourtant que la paie grimpe mécaniquement lorsque le chômage reflue. Pourquoi cette mécanique s’est-elle grippée? La réponse est largement structurelle. « Depuis la crise, les créations d’emplois se sont concentrées aux deux extrémités du marché du travail ; d’une part, du côté de la matière grise, d’autre part, dans les métiers de service généralement peu qualifiés », décortique Yannick L’Horty, de l’université Paris-Est. Problème : ces nouveaux emplois à faible productivité, donc à faible salaire, sont bien plus nombreux que les jobs hyperqualifiés, et ils tirent l’ensemble des rémunérations vers le bas. « La productivité est à l’un de ses plus bas niveaux depuis la fin du XIXe siècle », assure Gilbert Cette, de l’université Aix-Marseille. Chiffres et graphiques à l’appui, l’économiste Patrick Artus est pourtant formel : « Ces dernières années, les salaires réels, en tenant compte de l’inflation, ont progressé plus vite que la productivité du travail, et les profits des entreprises sont insuffisants pour financer leurs investissements ». Conséquence : contrairement à une idée volontiers répandue, depuis la crise de 2008, le partage des richesses créées ne s’est pas fait en défaveur des salariés. Un phénomène très français qui s’explique en partie par l’existence des minimas salariaux, dont le smic, et par la fréquence des négociations collectives, selon une note de la Dares, le service statistiques du ministère du Travail.
NE PAS CASSER LA COMPÉTITIVITÉ
Reste à savoir si, aujourd’hui, les entreprises peuvent encore lâcher du lest. Beaucoup jouent sur les à-côtés pour ne pas alourdir la masse salariale, surtout quand les résultats ne sont pas au rendez-vous. Sur fond de plan social, à Carrefour, après un combat de haute lutte dans 300 magasins de l’enseigne, les salariés ont arraché un complément d’intéressement de 350 euros, ainsi que des bons d’achat de 150 euros à dépenser au sein de l’enseigne. De quoi compenser une prime de participation jugée ridicule : 57 euros, contre 610 euros l’année précédente. Dans bon nombre de boîtes, faire plus « ce serait aller contre leurs efforts de compétitivité », reconnaît Xavier Timbeau, directeur de l’OFCE. Des efforts que le gouvernement ne veut pas casser. Voilà pourquoi, dans ses annonces du 10 décembre, Emmanuel Macron a écarté une hausse sèche du smic (voir page 86), préférant un tour de passe-passe autour de la prime d’activité et une incitation pour que les entreprises versent à leurs salariés une prime exceptionnelle de fin d’année, sans impôts ni charges.
Les entreprises jouent sur les à-côtés pour ne pas alourdir la masse salariale
Beaucoup de grands groupes jouent les bons élèves. Le PDG d’Orange, Stéphane Richard, a affirmé le premier, juste avant l’intervention présidentielle, être prêt à octroyer un coup de pouce aux salariés du groupe. « Je ne pense pas qu’on puisse opposer le mur du système, le mur de la compétitivité, le mur des équilibres financiers. C’est notre responsabilité », avait-il lancé sur France Info, le 6 décembre. Mais l’opérateur télécom modulera le montant de sa « prime de Noël » en fonction du niveau de rémunération. « Nous avons décidé de cibler les salaires les plus modestes, explique le PDG. Une prime de 1 000 euros sera versée à tous ceux qui gagnent moins de 25 000 euros brut par an. Ceux qui gagnent entre 25 000 et 30 000 euros toucheront 500 euros. » Au total, 20 000 personnes sur les 90 000 salariés du groupe. Free, Altice (propriétaire de L’Express), Publicis ou Kering ont, eux aussi, répondu à l’appel, chacun octroyant cette prime selon des modalités particulières. Total a décidé d’aller plus loin. « Compte tenu des bons résultats en 2018, nous proposons une enveloppe globale d’augmentation de 3,1 %, et une prime exceptionnelle de 1 500 euros pour tous nos salariés en France », a annoncé le PDG du groupe pétrolier, Patrick Pouyanné, sur Twitter.
LA LOURDEUR DES CHARGES DANS LE VISEUR DU MEDEF
Les salariés des grands groupes peuvent se réjouir, mais ceux des petites entreprises, dont les comptes sont trop fragiles, risquent, eux, de rester sur la touche. « Sur le papier, cette prime défiscalisée est une très bonne idée, a réagi le patron de la CPME, François Asselin. Mais dans beaucoup de PME, Noël sera morne. On ne peut pas distribuer de l’argent qu’on n’a pas. »
Le débat sur la fiche de paie est aussi l’occasion pour le Medef de revenir sur la sempiternelle question de la pression fiscale. Le chef de file de l’organisation patronale, Geoffroy Roux de Bézieux, répète à l’envi que les entreprises pourraient faire mieux sur la question des salaires… si les charges patronales diminuaient nettement. Le message est clair : le gouvernement doit aller plus loin dans ce qu’il a déjà amorcé en supprimant les cotisations maladie et chômage cet automne. Bénéfice : 19 euros par mois pour un salarié qui gagne 2 000 euros net. Un gain passé quasiment inaperçu. Au moment où la dernière phase de la mesure se concrétisait sur les feuilles de paie en octobre, le mouvement des gilets jaunes s’embrasait. La demande du patron des patrons est pourtant loin d’être anodine. Elle remet en question la pérennité du fameux modèle social français : son système de retraite, de santé et d’assurancechômage. Rien que ça.