“ON N’EST PAS VISIONNAIRE TOUT SEUL”
Conseillère de François Mitterrand à l’Elysée, ministre, finaliste de l’élection présidentielle de 2007, Ségolène Royal* parle avec une grande liberté. Et ne mâche pas ses mots.
l’express Comment définiriez-vous la relation qu’un président ou une présidente doit établir avec les Français ?
Ségolène Royal Emmanuel Sieyès a donné la clef : le pouvoir vient d’en haut, la confiance, d’en bas. Tout repose sur une alliance des contraires. Il faut de la verticalité, c’est évident, donc incarner et montrer de l’autorité. Et il faut de l’horizontalité, qui se traduit par une capacité d’empathie, de compréhension, de démocratie participative… Si l’un des deux vient à manquer, le dispositif dans son ensemble est déstabilisé. J’ajouterai un troisième élément, la capacité de guider un pays vers un horizon, donc à être visionnaire. Or on n’est pas visionnaire tout seul, donc il faut de l’écoute pour parler juste. Si cela ne fonctionne pas toujours, c’est parce que la Ve République, avec l’élection du président de la République au suffrage universel direct, déforme la réalité. Tout d’un coup, vous avez quelqu’un qui se sent investi du pouvoir suprême, presque monarchique, et qui oublie qu’il a été aidé, pour être là, par une conjonction de forces politiques mais aussi de citoyens. La plupart de ceux qui arrivent là arrivent aussi, certes, avec leur talent, mais à la suite aussi d’une grande part de hasard. Avant, c’était le hasard de la naissance, le fils du roi devenait roi. Aujourd’hui, quand on regarde les derniers scrutins, avec notamment la montée du Front national, l’affaire Strauss-Kahn une fois, l’accident Fillon une autre fois, on constate une part de hasard dans la victoire. Si on observe le nombre d’électeurs par rapport au nombre de citoyens, on constate que tous les présidents sont désormais minoritaires en voix, ce qui devrait conduire à une certaine humilité. Mais l’euphorie de l’élection conduit à un manque de prudence. Ils pensent que l’incarnation va se faire tout naturellement, ils oublient que le processus est inverse : ils ont la légitimité de l’élection, ils doivent construire une légitimité dans l’adhésion du pays. Un échec est d’autant plus regrettable que les Français, qui sont très tolérants quand ils ont voté pour quelqu’un, en connaissant ses forces mais aussi ses faiblesses, lui accordent leur confiance. Il y a une intelligence dans le peuple français, qui a compris le sens de l’élection et qui est prêt à reconnaître la légitimité suprême. Le peuple donne avec générosité sa confiance, alors, lorsque celle-ci est trompée, ou quand, dès les premiers mois de l’exercice du pouvoir, la stupéfaction ou la déception succèdent à la tranquillité, le choc
est terrible. C’est l’été raté de François Hollande avec ses photos en maillot de bain et la hausse des impôts, le yacht de Bolloré, le Fouquet’s et le «Casse-toi, pauv’ con !» de Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron avec la suppression immédiate de l’ISF. Des fautes majeures ont été faites dans les trois derniers quinquennats dès le début des mandats, qui ont cassé la générosité de la confiance populaire envers la personne élue. Comment ont-ils pu commettre de telles fautes, c’est cela le plus étonnant… Nous, les élus locaux, ne faisons jamais ces erreurs.
Diriez-vous que François Mitterrand est le dernier président de la verticalité qui, un temps, suffisait ?
S. R. François Mitterrand et Jacques Chirac ont un point commun : ils ont à la fois la verticalité et la territorialité, ils ont aussi accordé à la culture et à l’Histoire une place importante. Evidemment, ce n’était pas la même époque. L’un et l’autre, dont les comportements privés n’étaient pas irréprochables, auraient-ils résisté à l’hyper transparence des réseaux sociaux et à cette espèce d’espionnage malsain dont leurs successeurs ont été les cibles ? Toujours est-il qu’ils avaient tous les deux une prestance et une autorité naturelles dans l’exercice du pouvoir – parfois un peu forcées, d’ailleurs –, tout en étant ancrés dans les territoires, même si c’était aussi parfois mis en scène. Chirac avait été parachuté en Corrèze, mais on sentait qu’il aimait le contact avec les agriculteurs, ce n’était pas frelaté. Mitterrand, également, était enraciné dans sa Charente, cela correspondait à la France des clochers. Mais cette France a changé.
Emmanuel Macron est le premier président à être élu sans avoir auparavant écrit une histoire avec le pays. Est-ce le signe d’une évolution ou simplement une exception à la règle ?
S. R. Les deux. On ne peut pas faire exception de cet ancrage territorial en France. Emmanuel Macron s’est entouré de gens qui sont, eux aussi, coupés de cette territorialité. Il aurait dû choisir des personnes qui fassent contrepoids, or on n’a jamais eu un gouvernement avec autant de technocrates, qui, entre nous, sont du niveau pour être d’excellents chefs et cheffes d’administration dans un ministère, mais n’ont pas le calibre pour être ministres. On a aussi un système parlementaire trop étouffé, alors que les élus pourraient faire remonter des territoires des anomalies, lancer des signaux d’alerte, par exemple sur les taxes…
Comment la société française a-t-elle évolué dans sa perception du président de la République ?
S. R. C’est une perception moins sacralisée avec le temps, mais je pense que les Français ne s’opposeraient pas du tout à davantage de solennité, qu’il s’agisse de l’allure, de la rigueur, du respect des règles, de la présence de la France sur la scène internationale, de l’autorité morale. Nous voulons désormais un exercice assez simple du pouvoir et sommes prêts à accepter certains défauts s’il existe la garantie d’un pacte national qui fonctionne.
Entre les présidents et les Français, est-ce d’abord une histoire irrationnelle ?
S. R. Il y a quelque chose qui sort du registre politique, c’est la question du charisme. Ce n’est pas une alchimie rationnelle, mais quelque chose qui vient des tripes, qui interroge la cohérence du personnage entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, la façon dont il s’exprime, l’intelligence émotionnelle, la capacité de communiquer, ce qui est sincère et ce qui ne l’est pas, la résistance sur la durée. C’est sûr que
« Des fautes majeures ont été faites dans les trois derniers quinquennats dès le début des mandats »
lorsque au bout de six mois, on découvre un autre personnage que celui imaginé, la déception est grande. En plus, les Français détestent se dire qu’ils se sont trompés !
Or, à chaque élection présidentielle désormais, les Français constatent qu’ils se sont trompés puisqu’ils renvoient celui qu’ils ont élu la fois d’avant…
S. R. Oui, c’est pour cela qu’il faudrait un seul mandat de six ans non renouvelable. Je vois bien toutes les objections des ambitieux, qui se disent que personne ne va les respecter s’ils ne peuvent pas être reconduits. Pourtant, cela éviterait de penser au prochain mandat, or c’est ce qui conduit à faire le plus d’erreurs. Dès qu’on est élu, on est obsédé par sa réélection. Un mandat au cours duquel on n’a de comptes à rendre qu’au peuple français, par rapport à la trace que l’on va laisser dans l’Histoire, cela donnerait beaucoup de liberté au président ou à la présidente, y compris vis-à-vis de ceux qui l’ont soutenu(e) !
Jusqu’à quel point un président ou une présidente peut-il encore modifier ses liens avec les Français une fois qu’ils se sont précisés et souvent dans le sens d’une dégradation?
S. R. Je pense, comme Roosevelt, que les cent premiers jours sont très importants. Les trois derniers présidents n’ont pas adhéré à cette thèse sur les cent jours. Ils s’en sont même moqués. Or on imprime dès le départ, en bon ou en mal, et on n’efface que rarement.
Du seul point de vue du lien avec vos concitoyens, quel est le moment le plus fort de votre campagne de 2007 ?
S. R. L’immense rassemblement de 50 000 personnes au stade Charléty ! Toute la France est venue, la France rurale comme la France métissée des quartiers, les familles avec enfants, les retraités comme les jeunes. Quelque chose se passe, un échange, une fusion affective, c’est curieux à se dire, mais on se comprend, comme dans une grande famille qui veut être heureuse de vivre dans le même pays. La démocratie n’est pas un miracle mais, dans ces moments, elle y ressemble.
En quoi votre relation avec tous les Français, quel qu’ait été leur vote, a-t-elle changé après votre campagne ?
S. R. Il n’y a pas un jour où on ne me parle pas de 2007. Cela m’intrigue. C’est peut-être parce que je suis une femme. Il y a un lien différent qui se noue, sur la protection, le soin – c’est peut-être à rebours du féminisme de dire cela, mais je crois au contraire que c’est le nouveau féminisme que d’assumer le lien d’apaisement, affectif et maternel, qu’une femme peut avoir. Un sociologue décrivait récemment l’hystérisation de la société française avec tous ces conflits à répétition, ces guerres d’ego et les réformes brutales dues aux excès de désinvolture. Autrefois, on parlait d’une gestion de bon père de famille, aujourd’hui, c’est peut-être en bonne mère de famille qu’il faudrait diriger : de façon tranquille et apaisée.
« La déception peut être grande. Et les Français détestent se dire qu’ils se sont trompés »