DEVINE QUEL PRÉSIDENT VIENT DÎNER
Giscard, Sarkozy, Hollande... tous se sont aventurés chez des Français ordinaires. Attention, terrain glissant.
Un président ne devrait pas entrer comme ça. Venu à l’improviste dans un immeuble de l’île de SaintMartin, le 30 septembre dernier, Emmanuel Macron se laisse photographier avec deux jeunes torse nu. Le casting fait mauvais genre : le premier est un repris de justice, l’autre fait un doigt d’honneur à l’objectif. Les prédécesseurs du chef de l’Etat sont bien placés pour le savoir : une visite présidentielle, ça se prépare. Quand c’est au domicile des Français, ça se blinde. Terrain glissant, pour l’invité comme pour ses hôtes d’un jour.
« Est-ce que tu pourrais nous dire qui vient dîner ? » Sur la table dressée dans la salle à manger de Jean et Annick Baschou, à Orléans, deux petits cartons sont restés blancs. Des invités mystère, quelle incongruité! Voilà deux semaines que la maîtresse de maison garde le secret pour raisons de sécurité. Ses lèvres brûlent, mais il est encore trop tôt pour mettre au parfum les deux couples invités à fêter le réveillon du 31 décembre 1975. « Si c’était le président de la République, tu ferais d’autres chichis que ça ! » la taquine une convive. Cette année-là, on plaisante beaucoup sur la passion du jeune successeur de Georges Pompidou pour les dîners chez des Français ordinaires. Tout a commencé en janvier avec les Cucchiarini, ce couple du VIIe arrondissement de Paris, lui encadreur, elle femme au foyer. Puis les familles de M. Demagny, chauffeur routier des Yvelines, de M. Furet, sapeur-pompier parisien… Les Français en plaisantent tellement qu’un modeste couple limougeaud a été victime d’un canular en février, rapporté par le journal Le Monde : « Le président de
la République viendra dîner chez vous, demain soir. Préparez-lui des cuisses de grenouilles. » Les malheureux ont obtempéré.
Pas de cuisses de grenouilles pour le réveillon des Baschou, mais un lapin élevé par monsieur, des haricots verts du jardin et un dessert à la crème. Sans oublier l’assiette de charcuterie et de foie gras que l’Elysée a fait livrer discrètement quelques heures plus tôt. Dans le salon, le poste de télévision diffuse le traditionnel message de fin d’année enregistré par Valéry Giscard d’Estaing. « C’est lui qui vient dîner ! » finit par lâcher Annick. Devenue « rouge comme une tomate », une amie du couple assiste quelques minutes plus tard à l’arrivée du couple présidentiel, venu sans conseiller ou service de sécurité apparent.
« C’ÉTAIT SIMPLE ET CONVIVIAL»
Le chef de l’Etat s’enquiert de la vie quotidienne de la tablée. Il fraternise avec les chefs de famille, un éducateur technique en menuiserie, un ingénieur et un militaire, en évoquant des souvenirs du régiment. Coincé dehors depuis le début de soirée, son chauffeur est invité à entrer pour trinquer à la nouvelle année. « C’était simple et convivial », se souvient pour L’Express Annick Baschou, encore enchantée. Un réveillon presque banal. A ceci près que l’Elysée le relatera par le menu à la presse.
Même à l’époque des balbutiements de la communication politique moderne, les hôtes ne sont pas dupes. « Il y avait de la sincérité dans cette volonté de voir les gens de plus près, concède aujourd’hui Christiane Nehou. Mais l’aristo chez les petits ouvriers agricoles, ça faisait un peu coup de pub! » Le 23 octobre 1975, la jeune femme va dîner chez ses beaux-parents à Grossoeuvre (Eure). D’épaisses tentures ont été accrochées aux fenêtres, comme pour masquer la vue depuis l’extérieur. Mme Nehou mère se fait un sang d’encre depuis plusieurs semaines. Si elle a écrit à l’Elysée quelques mois plus tôt, c’est pour demander au président de la République une décoration pour son père, ancien combattant de la Première Guerre mondiale. Bien sûr, elle a mentionné par politesse qu’elle serait ravie que le chef de l’Etat la lui remette en personne, mais sans s’imaginer qu’on la prendrait au mot. Et voilà l’Elysée qui la rappelle pour organiser un dîner, elle qui a si peu l’habitude de recevoir ! Le cabinet du président a sans doute noté que les six fils de M. Nehou, garde champêtre, exercent des métiers manuels. Le chef de l’Etat souhaite justement les promouvoir.
La DS noire arrive dans le brouillard, escortée par des motards. Le président a tenu à conduire lui-même ce soir-là. Placée à table à sa gauche, Roselyne, la fille de la maison, n’ose ouvrir la bouche que pour manger. « J’étais jeune, je n’aurais jamais posé des questions, raconte-t-elle. Aujourd’hui, on n’est plus aussi impressionné lorsqu’on rencontre des personnalités publiques. On les voit tous les jours à la télévision. » Heureusement, le maire du village est là pour faire des salamalecs. Comme par enchantement, un responsable local du journal Paris Normandie arrive en milieu de repas pour interroger Valéry Giscard d’Estaing. « Il nous a juré que ce n’était pas lui qui avait convoqué la presse », s’amuse Christiane Nehou. La maîtresse de maison se détend au fil du repas. Les tournedos accompagnés de pommes de terre cuites au feu de bois sont un succès. La tarte aux fruits de saison aussi. Elle sera moins ravie de découvrir le lendemain que des badauds ont piétiné son potager en espérant apercevoir le président de la République. Pour ces Français ordinaires, le quart d’heure de célébrité a également des inconvénients. Les lettres d’insultes anonymes et les remarques aigrelettes d’opposants politiques en font partie. Le harcèlement médiatique, aussi.
« Si vous écrivez n’importe quoi, il y aura des conséquences ! » Une demi-heure après notre entretien, Lucette Brochet nous rappelle depuis Vandoeuvre-lèsNancy (Meurthe-et-Moselle) pour nous mettre en garde. La retraitée de 72 ans a été vaccinée contre la presse après la visite de François Hollande chez elle, le 29 octobre 2015. Au lendemain du déplacement présidentiel, l’ancienne infirmière se confie innocemment à BFMTV sur la préparation de la visite par l’Elysée et la mairie. Le café, les petits gâteaux, les fleurs et même les chaises ont été apportés dans son petit appartement pour l’occasion. Des conseillers du président sont venus préparer l’entretien et lui ont déconseillé d’apostropher François Hollande
Un réveillon presque banal. A ceci près que l’Elysée le relatera par le menu à la presse
sur l’immigration. Il n’en faut pas plus pour que la polémique s’emballe autour d’un déplacement sur le logement présenté comme truqué. « C’était une gaffe. Lucette n’avait pas besoin d’être briefée pour savoir ce qu’elle devait dire », tacle Stéphane Hablot, le maire de la ville. Présenté à l’époque comme complice d’une mise en scène, l’élu ne décolère pas contre les « gangsters » de l’équipe de communication de François Hollande. Les sollicitations de la presse sont si envahissantes que la retraitée doit se réfugier une dizaine de jours chez sa fille. Cher payé pour quelques minutes en compagnie du chef de l’Etat. « J’ai été cassée par la journaliste de BFM », soupire-t-elle. Et si c’était à refaire ? « Ça valait le coup pour François Hollande. Il est gentil, convivial, il se sentait à l’aise chez moi », répond quand même Lucette. Mais, cette foisci, elle n’accepterait dans son salon personne d’autre que le maire de Vandoeuvre-lès-Nancy pour assister à la rencontre. Sans doute poussé par la mauvaise conscience, l’ancien président s’est engagé à revenir la voir. Il n’a, à ce jour, toujours pas tenu promesse.
Pour rester maître chez soi, mieux vaut avoir du caractère. L’agricultrice Sophie Poux en a. Sélectionnée parmi un panel de Français, elle crève l’écran en secouant Nicolas Sarkozy sur le plateau de TF1 en janvier 2010. Le président s’engage à venir lui rendre visite dans sa ferme. Treize mois plus tard, voilà ses conseillers costumés et cravatés en Tarn-et-Garonne pour préparer le déplacement. Ils veulent mettre le camion de la laiterie voisine dans le décor. Ce sera joli. Elle refuse. Inviter le président d’un syndicat? Niet! Sophie Poux est dure en affaires. Elle veut montrer le quotidien d’une vraie ferme. Reboucher les nids-de-poule devant l’entrée, passe encore, mais pas question de laisser la DDE refaire la route. Elle exige d’avoir un entretien privé avec Nicolas Sarkozy, hors caméra. « Ce n’est pas le protocole », lui répond-on. « Le protocole, je m’en fous ! »
Le 15 mars 2011, Nicolas Sarkozy et son ministre de l’Agriculture, Bruno Le Maire, sont dans la cuisine des Poux pour prendre un café. La presse et les conseillers sont restés à la porte. Le chef de l’Etat se lave les mains dans l’évier, elle lui tend une serviette pour s’essuyer. « Vous avez une femme de caractère! Comment vous faites pour la gérer ? » lance-t-il au mari. « Je ne la gère pas ! » Sophie Poux en profite pour l’alerter sur le désespoir de la filière laitière et le besoin d’une régulation européenne. « Il s’est peut-être servi de moi pour sa communication, mais j’ai réussi à lui parler vrai, se félicite-t-elle. Il nous a fait des prêts bonifiés, a débloqué des fonds contre la sécheresse, mais même un chef d’Etat ne peut pas contrôler l’agroalimentaire et l’Europe. » Quelques mois plus tard, le préfet de Tarn-et-Garonne la contacte pour la décorer de l’ordre national du Mérite. Elle n’accepte qu’à une condition : que Nicolas Sarkozy officie. Le président l’invite le 20 décembre à l’Elysée pour la cérémonie. Elle s’y rend avec un dossier à lui remettre : « Je suis toujours là pour bosser ! »
« CE N’EST PAS RIEN, CE QUI EST ARRIVÉ»
Sophie Poux a une idée pour occuper ses vieux jours : écrire un livre avec tous les courriers échangés pour préparer la visite présidentielle. « Ce n’est pas rien, ce qui est arrivé », résume Roselyne Nehou. Dans sa famille comme chez les Baschou, on montre aux jeunes générations des albums photo jaunis par les années. A Grossoeuvre, il arrive encore aux passants de marquer un temps d’arrêt devant la maison, vendue il y a déjà plusieurs années, devant laquelle un président de la République gara sa DS un soir de brouillard. Lucette Brochet est souvent interpellée par des quidams dans les rues de Vandoeuvre-lès-Nancy. Ils ont l’impression de l’avoir déjà vue quelque part. « Je les laisse chercher ! » assène la retraitée.
Dans les familles, on montre aux jeunes des albums photo jaunis par les années