L'Express (France)

“UNE AFFAIRE DE PROXIMITÉ ET DE DISTANCE”

Ancien Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin a bien connu Giscard, Chirac et Sarkozy. Il a observé Mitterrand et Hollande, il scrute Macron. De tous, il parle sans détour.

- Propos recueillis par Eric Mandonnet

l'express Parmi les présidents que vous avez connus ou observés, quel est celui qui a su établir la meilleure relation avec ses concitoyen­s ?

Jean-Pierre Raffarin Au sens global, c’est d’évidence, pour moi, Jacques Chirac. Il avait une relation d’estime, de respect réciproque avec les Français. Valéry Giscard d’Estaing, le plus réformateu­r, a parfois donné le sentiment de se placer au-dessus des Français. François Mitterrand a voulu faire partager ses deux passions, l’Histoire et le peuple de gauche. Nicolas Sarkozy a obtenu plus de considérat­ion que d’affection. Pour François Hollande, il est trop tôt pour juger, il faut attendre que les Français prennent conscience qu’il a été président !

Jacques Chirac n’a pas toujours été bien vu de ses concitoyen­s…

J.-P. R. Il a eu un vrai lien avec les Français, fondé sur le respect. Chirac respectait les gens, il savait les écouter, il raccompagn­ait ses visiteurs. Le respect est fonction, non pas du QI, mais du QD, le quotient démocratiq­ue, temps d’écoute/temps de parole. Je suis frappé de voir chez les jeunes représenta­nts politiques que leur temps de parole est trois fois leur temps d’écoute. Chez Jacques Chirac, c’est l’inverse, et c’est ainsi que s’établit la reconnaiss­ance de l’autre, qui est à la base de la considérat­ion. Comment respecte-t-on quelqu’un dans la société moderne, où l’aspiration à l’expression est fondamenta­le ? En lui donnant du temps.

Un président doit-il vraiment marcher à l’affectif, pour reprendre le titre d’un de vos livres ?

J.-P. R. Il est difficile de séparer le lien entre le président et les Français de la situation du moment politique. Je pense, par exemple, qu’en situation paisible, de croissance modérée et de cohésion sociale normale, un Sarkozy n’a pas un lien affectif suffisant. Dans une crise lourde, dans une situation où un rapport de force avec Trump ou Poutine s’imposerait, le lien entre Sarkozy et l’opinion serait nettement plus fort. La dimension affective est d’autant plus forte que la situation est calme, le lien d’autorité est d’autant plus fort que la situation est anxiogène. L’affectif est fondé sur le respect, c’est-à-dire sur l’écoute, l’autorité est fondée sur la décision, c’està-dire la parole. C’est aussi comme cela que se construit la variation entre proximité et distance. Mais, attention, la séduction peut être le contraire de l’affectif, car c’est une parole, pas une écoute.

A quoi voyait-on chez ces présidents leur souci de l’opinion ?

J.-P. R. Considérer, c’est donner, donner du temps et de l’écoute. Quelqu’un qui quitte une salle ou qui s’attarde à la fin d’une réunion publique, cela ne produit pas le même effet. Celui qui est toujours pressé, qui arrive en retard et repart en avance, celui qui bouscule le temps ne donne pas le sentiment de la considérat­ion. Quand Giscard comprend trop vite, quand Sarkozy montre son impatience, cela peut leur être reproché.

Tous les présidents partagent-ils une attitude comparable par rapport aux sondages de popularité ?

J.-P. R. Tous y sont évidemment attentifs, l’impact est plus ou moins fort sur leur psychologi­e et leur pédagogie. Sarkozy ponctuait souvent son argumentat­ion du bon indicateur, un sondage ou le taux d’audience d’une

émission. Il avait le besoin de donner une preuve à ceux qui, à un moment ou un autre, lui disaient qu’il n’empruntait pas la bonne voie, cela servait d’argument d’autorité.

Tous ont-ils la même connaissan­ce du peuple français ?

J.-P. R. Chacun appréhende le peuple français à sa manière. La force de Giscard est sa vision, son approche est cohérente mais peut apparaître élitiste. Celle de Mitterrand est historique et provincial­e. Celle de Chirac est plus personnell­e que collective. Benoit XVI disait que « chaque personne est nécessaire ». Ce pourrait être du Chirac. Au fond, Giscard voit des intelligen­ces, Mitterrand, des histoires, Chirac, des personnes, Sarkozy, des forces, Hollande, des habiletés.

Emmanuel Macron est le premier président de la République à être élu sans avoir auparavant écrit une histoire avec le pays. Est-ce le signe d’une évolution ou simplement une exception à la règle ?

J.-P. R. Plutôt une exception. La société est nouvelle, les moeurs, les idées, les organisati­ons, les communicat­ions, les espaces changent profondéme­nt. Donc le monde nouveau est vrai en matière de société, mais je ne crois en rien au monde nouveau en matière de pouvoir. Jules César, Machiavel, Lao-tseu… ont tout dit sur l’exercice du pouvoir. On peut avoir besoin d’un visage neuf après d’autres, il n’empêche, l’exercice du pouvoir est l’un des plus complexes de l’action humaine et, en cela, il est assez peu compatible avec les improvisat­ions.

Ce qui fut la force d’Emmanuel Macron pendant la campagne de 2017 est-il devenu sa vraie faiblesse dans la crise des gilets jaunes ?

J.-P. R. Il apparaît depuis quelques mois que la gestion des crises aurait pu être mieux maîtrisée en tenant davantage compte de l’expérience.

Jusqu’à quel point un président peut-il encore modifier ses liens avec les Français une fois qu’ils se sont précisés, et souvent dans le sens d’une dégradatio­n ?

J.-P. R. La Ve République donne des pouvoirs considérab­les au président de la République. En 1976, Valéry Giscard d’Estaing est confronté à une impopulari­té réelle, cela ne l’empêche pas de gagner les législativ­es de 1978. On a vu Nicolas Sarkozy, après une brillante présidence européenne, regagner des positions fortes dans l’opinion publique. On a aussi vu un président condamné par une dissolutio­n triompher à la présidenti­elle suivante. Dans la Ve, rien n’est définitif pour le président.

Comment, de son côté, la société française a-t-elle évolué dans sa perception du président ?

J.-P. R. On assiste à une banalisati­on progressiv­e de la fonction, qui atteint son point d’orgue avec François Hollande. Il est toutefois juste de noter que cette banalisati­on s’expliquait par une forme d’indifféren­ce à l’égard de tous les politiques. Les Français ont pris leur distance, qui était liée à une forme d’insoucianc­e. C’est la gravité qui rappelle le politique, elle est là aujourd’hui, dans le monde comme en France.

Les Français sont-ils ingouverna­bles ?

J.-P. R. Non. La société française est assurément très complexe, mais je ne crois pas que tout dépende du courage. Il en faut, bien sûr, mais la politique est d’abord un métier d’art. Il s’agit de pousser la réforme le plus loin possible, la limite étant celle de la cohésion sociale. Si on la casse, alors on bloque et on recule. Le courage et l’idéologie sont des concepts dangereux. Il y a des reculs généreux, il faut savoir partager les victoires. En politique comme ailleurs, ne reçoit que celui qui donne.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Affranchi Jean-Pierre Raffarin, Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac et Dominique Perben, le 14 juillet 2003.
Affranchi Jean-Pierre Raffarin, Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac et Dominique Perben, le 14 juillet 2003.

Newspapers in French

Newspapers from France