L'Express (France)

“COMME LE TORERO FACE AU TAUREAU”

- Propos recueillis par Eric Mandonnet

Ancien sondeur et ex-conseiller de Nicolas Sarkozy à l'Elysée, Pierre Giacometti, coprésiden­t du cabinet de conseil en stratégie de communicat­ion No Com, explique quelle est la meilleure attitude pour un chef de l’Etat. l’express Comment définiriez-vous le lien que les présidents de la Ve République ont établi avec les Français ?

Pierre Giacometti La fonction est immuable, mais elle est incarnée de manière différente par chacun des huit présidents, selon leur tempéramen­t et le contexte historique de leur mandat. En 1958, dans le tumulte de la crise algérienne et le délitement politique qui marque la fin de la IVe République, la relation entre de Gaulle et les Français répond à une attente : redonner au pouvoir politique une colonne vertébrale grâce à un président doté d’une autorité forte et stable. Le plébiscite des Français lors du référendum en faveur de l’élection au suffrage universel direct valide l’intuition gaullienne. Le lien direct entre l’élu et le peuple consolide la prééminenc­e présidenti­elle, si longtemps combattue par la gauche jusqu’à l’élection de François Mitterrand en 1981.

Mais cette autorité restaurée est restée malgré tout la marque de fabrique de ses successeur­s, non ?

P. G. Oui, bien sûr ! Grâce aux rituels et aux symboles propres à l’exercice de la fonction, d’abord. Mais surtout parce qu’ils bénéficier­ont tous d’institutio­ns leur accordant des pouvoirs étendus et d’une stabilité produite par le mode de scrutin majoritair­e. Pourtant, cette relation avec les Français évolue après de Gaulle. Tous les successeur­s chercheron­t à installer, avec plus ou moins de succès, de la proximité et de l’écoute. C’est la question obsessionn­elle qui hante les locataires de l’Elysée : comment lutter contre la distance inhérente entre le palais et le peuple. Georges Pompidou y répondra par l’incarnatio­n d’une culture et d’un mode de vie très français. Viendra ensuite VGE, président « moderne » qui s’essaie aux rendezvous de proximité en dînant chez les Français et en invitant des éboueurs rue du Faubourg-Saint-Honoré. Face à l’impopulari­té, François Mitterrand tentera contre son tempéramen­t de renouer avec les Français par des interviews plus accessible­s et profitera, en tacticien hors pair, de la cohabitati­on avec Jacques Chirac pour apparaître comme le protecteur des plus faibles. Jacques Chirac avalera les kilomètres pour ses multiples déplacemen­ts dans les territoire­s. Nicolas Sarkozy recourra à un registre nouveau d’images choisies et de prises de parole franches et directes. François Hollande adoptera la fameuse ligne du président normal. Emmanuel Macron a cherché à rompre avec cette évolution en redonnant de la valeur au rituel et au sacré. Mais la crise de ces derniers mois a effacé Jupiter. Le président essaie désormais, et non sans difficulté­s, de retrouver le lien perdu en ayant recours à deux registres clefs : l’empathie et la contrition.

Entre l’autorité et l’écoute, quelle est la meilleure stratégie ?

P. G. Il n’y a pas de version idéale! C’est une question d’équilibre. Mais s’il y a bien un enjeu essentiel qui concerne tous les dirigeants – l’univers de l’entreprise y compris –, c’est celui de l’authentici­té. Dans une société où la défiance s’est installée partout, et singulière­ment à l’égard de la politique, la question n’est plus seulement la pertinence et la véracité des

arguments, mais l’authentici­té de l’émetteur. Les fameuses séquences de com’ et les artifices de ce que j’appelle la « com’ d’avant » sont très rapidement détectés par des citoyens devenus, à juste titre, paranoïaqu­es. L’ère des coups de com’ est derrière nous. L’authentici­té ne peut plus se limiter à une série de formules, elle a besoin de durée et de preuves. Pour un président, désormais, la question essentiell­e, c’est de trouver le bon équilibre entre les registres de l’autorité et de la proximité, en sachant à la fois être proche et prendre la distance nécessaire au bon moment, comme le torero face au taureau.

Comment décrire la relation d’aujourd’hui entre les Français et leur président ?

P. G. De plus en plus ambivalent­e. Le quinquenna­t a renforcé la responsabi­lité solitaire du président dans les choix décisifs. Au quotidien, il n’y a plus guère de sujets qui lui échappent. Le Premier ministre est plus que jamais considéré par les Français comme un « second ». Et ne parlons pas des ministres, voués à un rôle et à une influence de plus en plus négligés par l’opinion. Quand ça va mal, c’est le président, et lui seul, que les Français regardent. Dans le même temps, le doute et le scepticism­e ont gagné du terrain. Tout-puissant par son mode d’élection hors norme et porté par des institutio­ns taillées à cette mesure, le président est pourtant devenu aussi au fil des années la première représenta­tion de l’impuissanc­e du politique. On attend à la fois tout de lui, et plus rien.

Parlons de Nicolas Sarkozy. Comment voyait-il son lien avec le pays ?

P. G. En phase avec son tempéramen­t! Un lien tout sauf neutre. Dans son livre La France pour la vie, Nicolas Sarkozy fait le récit de ce vertige qui saisit celui qui arrive à l’Elysée un jour de mai. Il évoque son engagement maximal, n’imaginant pas une journée sans « mouiller le maillot ». Cette « furia » lui a fait admettre encore récemment qu’il ferait sans doute différemme­nt aujourd’hui.

Comment a-t-il pensé et construit ses relations avec les Français ?

P. G. J’ai le souvenir d’un mandat durant lequel il est toujours soucieux, semaine après semaine, de ne pas perdre ce fameux lien, surtout après le déclenchem­ent de la crise de 2008. Quels déplacemen­ts ? Quelles prises de parole ? Quels contacts physiques avec les Français? Mais cette méthode a aussi eu ses revers. La relation de Nicolas Sarkozy avec les Français est une histoire quasi passionnel­le, rarement à l’abri des controvers­es. Et pas franchemen­t langue de bois. Avec lui, même si le temps fait son travail de polissage, rien ne se construit dans la demimesure ou dans le consensus mou.

Quand il y a rupture entre un président et les Français, est-ce définitif ?

P. G. Je ne crois pas à la fatalité de la dégradatio­n. C’est l’exercice du pouvoir qui éloigne et qui construit le décalage entre la phase de conquête, par nature exaltante, et celle de l’action, confrontée aux réalités. Mais il est vrai que tous les présidents ont essayé de lutter contre l’impopulari­té et la déconnexio­n avec le pays en cherchant à recréer du lien, notamment par des prises de parole susceptibl­es de marquer les esprits. Avec plus ou moins de réussite. François Mitterrand s’adonne à une interview d’un nouveau genre avec Yves Mourousi en 1985. Jacques Chirac, décontenan­cé, avoue son incompréhe­nsion face aux jeunes l’interrogea­nt en direct à la télévision en 2005 à la veille du référendum sur la constituti­on européenne. Un peu plus tard, Nicolas Sarkozy accepte de dialoguer avec une dizaine de Français dans un format direct et horizontal. François Hollande

ouvrira les portes de l’Elysée aux journalist­es par le retour des conférence­s de presse. Et Emmanuel Macron cherchera, comme ses prédécesse­urs, à renouer le lien en étant le premier à accorder dans la même semaine deux interviews télévisées. L’histoire montre que ces initiative­s souvent ponctuelle­s ne changent pas profondéme­nt le cours de l’opinion. La clef réside peut-être dans une révision assez drastique des stratégies de conquête du pouvoir. L’attente d’authentici­té ne peut plus être le domaine réservé de l’exercice du pouvoir. La réponse et le récit doivent s’installer dès la campagne électorale.

L’élection d’Emmanuel Macron, qui n’avait jamais été un élu local, marque-t-elle une évolution ou simplement une exception à la règle ?

P. G. Chaque phase de conquête du pouvoir a son histoire propre. Celle de Macron correspond à un concours de circonstan­ces politiques exceptionn­el. Le fait de pouvoir s’appuyer sur une histoire passée avec les Français n’offre pas non plus de garantie absolue. Le passé l’a montré ! Je ne crois pas que les Français fondent leur point de vue sur un CV. Ils jugent sur pièces, et plus sévèrement qu’avant. Depuis Valéry Giscard d’Estaing, ils ont pris l’habitude de sanctionne­r le pouvoir présidenti­el, comme pour montrer qu’ils gardent le contrôle ultime sur une classe politique à laquelle ils ne croient plus. Et si Mitterrand et Chirac, lors de leur premier mandat, avaient connu le quinquenna­t, ils auraient probableme­nt, eux aussi, été battus comme Sarkozy et Hollande. C’est bien le mandat à sept ans qui a sauvé Mitterrand et Chirac. Leurs défaites aux législativ­es de 1986, de 1993 et de 1997 ont aussi été des sanctions personnell­es.

Comment la société française, de son côté, a-t-elle évolué dans sa perception du président ?

P. G. Parmi les grandes démocratie­s occidental­es, nous restons une exception. Nous élisons un président à partir d’un processus à deux tours. Dans le même temps, la société politique s’est radicalisé­e, et pas seulement en France : montée des extrêmes et des populismes, rejet de la politique, crispation­s multiples alimentées par les réseaux sociaux. Dans cet environnem­ent nouveau, le système du choix électoral présidenti­el ressemble à une mécanique d’éliminatio­n. L’élu est le moins rejeté de tous ! On élimine une large partie des candidats au premier tour pour n’en garder que deux, et on écarte en dernier ressort le moins acceptable ou le plus détesté des finalistes quinze jours plus tard. Je suis toujours frappé de voir à quel point ce système suscite un mélange d’incompréhe­nsion et de perplexité quand on essaye de l’expliquer à l’étranger.

Qu’est-ce que cela change pour le président élu ?

P. G. Cette tendance crée immanquabl­ement une forme d’hyperinsta­bilité de l’opinion. Les périodes d’état de grâce sont devenues fugaces et trompeuses. Les courbes de popularité sont soumises à des secousses très sensibles à la conjonctur­e. Et au moment de juger leur président, les Français prennent de moins en moins en compte les sensibilit­és politiques. C’est l’impopulari­té nettement majoritair­e de François Hollande dans l’électorat socialiste qui lui a fait comprendre qu’il valait mieux ne pas se représente­r en 2017. Au fond, si les Français restent majoritair­ement très attachés à l’élection du président au suffrage universel et qu’elle reste l’élection la plus protégée de la montée de l’abstention, c’est parce qu’en un demi-siècle choisir son président est devenu pour les Français une affaire très personnell­e et exclusive, comme celle du choix de s’en séparer, pour mieux se convaincre que c’est bien là la première prérogativ­e citoyenne leur permettant d’influer encore sur le cours des choses.

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 ??  ?? Tentative Confronté à l’impopulari­té, François Mitterrand accepte une interview d’un nouveau genre avec Yves Mourousi, en 1985.
Tentative Confronté à l’impopulari­té, François Mitterrand accepte une interview d’un nouveau genre avec Yves Mourousi, en 1985.
 ??  ?? Graal « L’équilibre entre autorité et proximité » : ici, Macron et Pernaut, en avril 2018.
Graal « L’équilibre entre autorité et proximité » : ici, Macron et Pernaut, en avril 2018.
 ??  ?? Lien Pour ne pas paraître déconnecté, Sarkozy parle avec 11 Français sur TF1, en 2010.
Lien Pour ne pas paraître déconnecté, Sarkozy parle avec 11 Français sur TF1, en 2010.

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