“NI UN GRAND FRÈRE NI UN PRÉSIDENT NORMAL”
Politologue spécialiste de l’opinion, Roland Cayrol scrute les humeurs politiques des Français depuis les années 1970. En janvier, il publiera un livre sur les enjeux du macronisme*.
l’express La colère des gilets jaunes est-elle vraiment le symbole d’une crise inédite dans la relation qu’un président de la République entretient avec les Français ?
Roland Cayrol Il y a bien sûr des éléments qui font penser à d’autres crises. De Gaulle avait déjà connu celle des mineurs [en 1963] et Mai 1968… Sous d’autres présidences, les observateurs ne se sont jamais abstenus de dire que certains troubles pouvaient mettre en cause le régime. Mais les gilets jaunes ont quelque chose de particulier : ils n’appartiennent pas à une organisation, n’ont pas de références, d’opinions politiques et de revendications communes. Les affronter est compliqué pour le pouvoir. Il ne peut jouer complètement ni de la négociation ni de la fermeté, parce que ces gens disent des choses que des millions de Français ressentent.
C’est-à-dire ?
R. C. Le pouvoir d’achat était devenu, depuis six mois, la première revendication des Français. Cela faisait trentesept ans que le chômage était en tête des préoccupations – à l’exception de 2006-2007, où l’insécurité avait pris le pas quelque temps. Trente-sept ans! C’était à l’aune de l’emploi que l’on jugeait la politique. Aujourd’hui, les Français veulent pouvoir se payer un bifteck à la fin du mois. Cette inversion de la hiérarchie ne pouvait que mal tourner, avec un pouvoir qui ne l’a pas vue venir.
En rejetant les partis politiques et en créant une relation directe avec les Français, Emmanuel Macron n’est-il pas le premier responsable de la crise ?
R. C. Le recours au suffrage universel direct pour l’élection présidentielle est l’élément auquel les Français tiennent le plus dans la Constitution. Conséquence : le président est le seul vrai interlocuteur au niveau national. Sous de Gaulle, les gens criaient : « Charlot, des sous ! » Emmanuel Macron, lui, est jeune, il avait promis une transformation. Mais le changement, sur les bulletins de paie et les étiquettes de prix, n’est pas là. S’ajoutent ses fameuses petites phrases ou l’accusation de mépris social et technocratique… Cela dit, les résultats importent plus que l’image personnelle, qui ne fait que « colorer » un vote, une grogne, voire la haine. Les Français n’ont pas congédié Nicolas Sarkozy parce qu’il a dit « Casse-toi pauv’con », ni François Hollande à cause de ses blagues. Lors des élections, ce sont les problèmes de fond qui l’emportent.
« Mépris social et technocratique » : n’est-ce pas une image qu’ont eue tous les présidents de la République ?
R. C. C’est un trait qu’Emmanuel Macron partage avec Nicolas Sarkozy. L’invention de l’expression « président des riches » n’a jamais cessé de coller à la peau de Sarkozy. Mais chez François Hollande, par exemple, il n’y avait pas cette dimension de mépris. Comme Jacques Chirac, il avait une image d’homme « sympathique ».
Valéry Giscard d’Estaing n’avait-il pas, lui aussi, cette image de président méprisant?
R.C. Sous Giscard, cette critique s’est limitée à l’électorat de gauche. Et c’est davantage un mépris de classe qu’un mépris technocratique qui était ressenti.
Y a-t-il des traits communs qui se dégagent dans l’opinion d’un président à l’autre ?
R. C. Ce qui est commun renvoie aux institutions. Le président est la personne qui décide de tout, celle dont dépend notre avenir, qui incarne la France aux yeux de l’étranger. Il y a une telle personnalisation du pouvoir que l’on imagine que le président peut appuyer sur n’importe quel bouton, qu’il soit nucléaire ou qu’il s’agisse de celui qui gouverne nos vies. L’opinion survalorise la personne présidentielle, perçue comme une sorte d’Etre suprême de la République. C’est d’ailleurs de
« L’opinion survalorise la personne présidentielle, perçue comme un Etre suprême de la République »
moins en moins spécifique à la France. Dans des régimes parlementaires européens, comme l’Angleterre, l’Italie ou l’Allemagne, cette personnalisation se produit également.
La crise des gilets jaunes intervient après dix-huit mois de pouvoir. Cela traduit-il une accélération des attentes des Français vis-à-vis de leur président?
R. C. Il y a une loi encore plus forte que cela, c’est que les états de grâce durent de moins en moins longtemps. La confiance dans la politique diminue tellement que l’on se dit déçu beaucoup plus vite. En 1974, le slogan de la campagne du PS était « changer la vie ». On pouvait encore faire croire à des citoyens que la politique pouvait transformer leur existence !
En 2012, François Hollande s’est fait élire avec « Le changement, c’est maintenant. » Mais il s’agissait d’une simple promesse de rupture avec son prédécesseur. Les présidents doivent-ils se présenter, pour gagner, comme les contraires de leurs prédécesseurs ?
R. C. La clef du succès d’Emmanuel Macron, c’est qu’il n’a justement pas fait cela. Il a dit : il faut que la gauche et la droite travaillent ensemble. Il a fait valoir qu’il n’était plus possible que chaque majorité défasse systématiquement ce qu’avait effectué la précédente, qu’il fallait que les gens sérieux se mettent autour de la table pour changer la France. Cela a suscité un intérêt parce que l’idée correspondait exactement à ce que les Français disaient aux sondeurs depuis dix ans.
Emmanuel Macron n’a-t-il pas été élu sur une base électorale trop étriquée ?
R. C. Je ne le crois pas. L’argument selon lequel seuls 17 % des inscrits ont voté pour lui au premier tour de la présidentielle n’est utilisé que par les politiciens. L’opinion n’y adhère pas, cela n’a jamais marché. Cette critique a pourtant été formulée pour à peu près tous les présidents. Par exemple, sous Georges Pompidou, élu avec une forte abstention de la gauche au second tour. En revanche, il est vrai que l’abstention augmente à chaque élection.
Comment expliquer à la fois la lassitude vis-à-vis des présidents et l’attachement des Français à la fonction ?
R. C. Les Français restent attachés au président parce qu’il leur « appartient » depuis le référendum de 1962 et l’élection présidentielle au suffrage universel direct. Ils seraient même prêts à lui donner plus de pouvoir ! Son autorité n’a jamais été remise en question. En revanche, la demande de démocratie participative à tous les autres niveaux est extrêmement forte. Pendant longtemps, les Français voulaient être
mieux informés, mieux comprendre comment se prenaient les décisions. Désormais, ils veulent participer à ces prises de décisions, qui concernent leur destin. Paradoxalement, Macron en avait parlé pendant sa campagne. Dans son discours de Strasbourg, il avait promis un compte rendu de mandat chaque année, devant des citoyens tirés au sort. Mais cette promesse s’est transformée, dès avant la fin de sa campagne, en promesse de discours annuel devant le Congrès à Versailles.
L’impopularité est-elle une fatalité ?
R. C. Non seulement la durée de l’état de grâce diminue, mais la courbe d’impopularité descend de plus en plus bas. Le général de Gaulle, lui, est resté à un taux de popularité fort. Quant à François Mitterrand, il a réussi à remonter, après avoir fortement baissé. Mais c’était un effet de la cohabitation [1986-1988].
Jacques Chirac ayant gagné en 2002 dans des conditions exceptionnelles face à Jean-Marie Le Pen, François Mitterrand est le dernier président à avoir été vraiment réélu…
R. C. Mais pour François Mitterrand aussi, les conditions étaient exceptionnelles puisqu’il y avait la cohabitation ! En 1988, le sortant, pour l’opinion, était en fait le RPR. Mitterrand a bénéficié du fait que le changement, c’était lui ! Donc, à part le général de Gaulle, un président n’a jamais été réélu véritablement. Ce qui en dit long sur la relation des Français à la politique.
Quelles qualités devrait avoir le président idéal pour résister à l’épreuve du feu de l’opinion ?
R. C. Des qualités personnelles de courage, d’autorité. A quoi il faut ajouter de l’empathie. Le président doit donner le sentiment qu’il comprend la société française. Le reproche de ne pas la comprendre a été fréquent dans l’Histoire. Il faut aussi avoir un cap. Sous Chirac, les Français se sont demandé s’il y avait un pilote dans l’avion. Avec Nicolas Sarkozy, cette interrogation s’est vite transformée : il y a un pilote, d’accord, mais où va-t-il? Avec Hollande, l’opinion n’était pas sûre d’avoir un pilote, mais était certaine qu’il n’y avait pas de cap. Avec Macron, les Français ont su très vite qu’il y avait un pilote. Mais celui-ci se rend-il compte qu’il y a des passagers à bord ? Les Français ne veulent ni un grand frère ni un président normal. Cela dessine un mélange de contraires très compliqué.
Notre modèle institutionnel est-il tenable ?
R. C. Non. Serait tenable un régime dans lequel on maintiendrait l’élection du président de la République au suffrage universel, mais avec une vraie démocratie participative pour les citoyens et les corps intermédiaires. Il existe encore de la confiance envers les élus locaux ; il y a encore des syndicats; le tissu associatif est dense. Une démocratie vivante peut donc exister et faire contrepoids à la lourdeur étatique. Emmanuel Macron lui-même a reconnu mi-novembre avoir échoué à « réconcilier le peuple français avec ses dirigeants ». Il n’est pas forcément trop tard !
* Le Président sur la corde raide, Calmann-Lévy.