L'Express (France)

LE CHÊNE ET LE ROSEAU

En pleine crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron reçoit, pour un dîner d’outre-tombe, le général de Gaulle, qui dut affronter la contestati­on de la rue en mai 1968… Deux présidents, deux époques, deux visions. Une même France.

- Par Christophe Barbier

M «ais à quoi vous servent tous ces machins? » Charles de Gaulle jette son képi sur le canapé, d’un lent mouvement, presque négligent, dépliant son bras comme un éléphant sa trompe. Pour l’occasion, il a mis son uniforme, avec des poches larges comme des gibecières et des boutons renflés comme des poignées de porte. Il s’avance vers la cheminée et constate que la lumière orangée qu’elle exhale provient d’une guirlande de Noël imitant des braises. « Les écrans, mon général ? Ce sont des ordinateur­s, pour travailler. Et la télé, pour regarder les infos et les matchs de foot. – Kopa joue encore ? – Non, mais nous avons Mbappé. Un petit génie. – Nos colonies ont toujours donné les meilleurs soldats. Dommage qu’il ait fallu bazarder l’empire. Enfin, c’était le sens de l’Histoire… – Prenez place, mon général. »

Emmanuel Macron a fait dresser la table dans son bureau. Il a pensé que cela plairait à de Gaulle de dîner à l’endroit même d’où il dirigea la France. Ficelé de tricolore, le menu cartonné indique : « Truite béarnaise. Rôti de mouton, assorti de légumes. Glace “rambolitai­ne”. » Et pour les vins : « Traminer 1959, Château Beauregard 1959, champagne Laurent-Perrier. » « Cela ne vous rappelle rien, mon général ? » De Gaulle avance les lèvres sous son vaste nez, circonspec­t. « C’est ce que l’on vous a servi ici même, le 4 novembre 1965, au dîner. Le jour où vous vous êtes déclaré candidat à un nouveau mandat… – Moi, ce que je préfère, c’est la bouillabai­sse… »

A peine assis, le Général saisit un couteau et regarde la lame, comme s’il se mirait dans le métal. « Bizarre… bizarre… – Quoi donc, mon général ? Le fait d’être tous les deux ici ? – Non. Je viens de voir en ce reflet comme une foule en colère… – Des gilets jaunes, peut-être ? – Ah oui, les gilets jaunes ! J’ai vu cela. Ils vous en veulent… – A peine. Ils souhaitent juste mettre ma tête au bout d’une pique. La nuit, parfois, j’en cauchemard­e… – Il est vrai que moi, je n’ai été condamné à mort que par Vichy et l’Allemagne nazie. C’était beaucoup moins effrayant… – Et vous n’aviez pas de cauchemars ? – Un seul : j’échouais à libérer la France. »

En un ballet silencieux, les maîtres d’hôtel font danser les truites mieux que sur du Schubert. Le vin d’Alsace pose son or pâle sur la nappe. « En fait, mes gilets jaunes, c’est votre Mai 68 », risque Macron.

« Ils souhaitent juste mettre ma tête au bout d’une pique. J’en cauchemard­e »

« Pas du tout. En 1968, tout s’est passé Rive gauche, sauf le 24 mai, où les casseurs sont venus vers l’Opéra : ça a sonné le glas du mouvement. – Rive droite, Rive gauche, quelle différence ? – C’est fondamenta­l. Ils en avaient assez de me voir tenir le pays à bout de bras, l’obliger à être plus grand que lui-même. Mais ils me respectaie­nt. J’avais libéré la France, ça les tenait à distance. Et puis ils voulaient le pouvoir intellectu­el, régner à Saint-Germain-des-Prés et à la Sorbonne. Vos sauvages, ils prétendent vouloir vous culbuter dans votre palais, mais ce qui les intéresse dans le quartier, ce sont les vitrines. “Galeries Lafayette, nous voilà!” Piller. Consommer. Posséder. Les Français sont des vo… – Des veaux ! Oui, je me souviens que vous avez dit ça ! – Les Français sont des voraces… – Mais la manif du 30 mai, 1 million de gaullistes sur les Champs-Elysées, comment avez-vous fait? – Vingt-cinq ans de compagnonn­age, vingt ans de réseaux dans le pays, dix ans de maîtrise de l’Etat. Ça ne s’improvise pas. Votre République en marche, c’est bien sympathiqu­e, mais à quoi ça sert de marcher quand on ne sait pas où l’on va? Cela dit, les gaullistes n’étaient pas 1 million, le 30 mai. A peine 200 000. Arrivés à l’Etoile, ils redescenda­ient par les petites rues et reprenaien­t la file… »

Le général de Gaulle, quand il coupe son rôti, appuie à peine sur le couteau. Il multiplie les allersreto­urs de la lame, le poignet mou, et attend que la viande s’ouvre. « En 1968, j’ai affronté des étudiants trop gâtés, qui ne voulaient plus faire NeuillyNan­terre en Austin Cooper, mais ils étaient intelligen­ts et cultivés. Vos gilets jaunes sont de pauvres hères abêtis par la télévision et par les Américains, par cinquante ans de “cheouingom­me” et maintenant de “cocalaïte”. Comment disait votre prédécesse­ur ? Des “sans-dents”. Comme quoi on peut n’avoir plus de dents et mordre quand même… – Quand les communiste­s ont rejoint la contestati­on, il vous a quand même fallu lâcher plus de 30 % de hausse du smic. Moi, je m’en tire avec 100 euros. Bien joué, non ? – D’abord, je n’ai rien lâché, c’est Pompidou. Et puis le patronat a cédé 30 % en croyant que je dévaluerai­s d’autant après l’été. Quand j’ai refusé, tous ces bourgeois ont juré ma perte. Ce sont les notables qui m’ont fait battre au référendum de 1969; le peuple me suivait encore, lui. Prenez garde. La colère des pauvres vous affaiblit, la cupidité des riches vous abattra. » Macron sourit. « Vous étiez un chêne, je suis un roseau. Je plie sous la tempête, mais je ne romps point. Question d’intelligen­ce. Je suis un roseau, mais un roseau pensant, comme dirait Pascal. » Le général de Gaulle admire le Beauregard dans son verre, d’un rouge de velours, puis celui en face de lui, d’un bleu de satin. Le regard de l’assurance juvénile. « Un roseau penchant, plutôt, comme dirait Narcisse. Gare. A force de s’incliner sur l’étang pour se mirer, on tombe dans l’eau. A votre âge, Monsieur le président, je n’étais que chef de bataillon, au Levant. Pour la première fois dans l’Histoire, j’ai emmené des soldats français sur le Tigre. Le fait d’armes a impression­né le maréchal Pétain, j’ai été rapatrié au secrétaria­t général de la Défense nationale. Je connaissai­s la force, j’ai découvert le pouvoir… Un grand soldat, ce Pétain, mais un zéro en politique. »

Charles de Gaulle repousse la coupelle où fond sa glace. Il se lève ; Emmanuel Macron en fait autant. « En 1964, le 13 juin, j’étais à Amiens, votre ville. J’ai fleuri le monument dédié à Leclerc, qui avait libéré la cité, puis j’ai prononcé un discours. Je l’ai relu avant de venir. Je disais : “Je vous ai parlé souvent dans le malheur. Aujourd’hui, nous sommes dans une période de paix, de développem­ent qui contraste avec toutes nos épreuves. Cette situation dans laquelle la France se trouve, c’est son espoir et sa chance.” La chance s’est épuisée, vous le savez. L’espoir est sur le flanc, c’est à vous de le relever, Emmanuel. Je me souviens de la jeune fille blonde qui m’avait remis le bouquet, ce jourlà. Elle avait 11 ou 12 ans. Vous saluerez bien votre épouse de

ma part. »

« Votre République en marche, c’est bien sympathiqu­e, mais à quoi ça sert de marcher quand on ne sait pas où l’on va »

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