« Macron doit s’appuyer sur les corps intermédiaires »
Le politologue américain Ezra Suleiman livre son analyse de la tentative du chef de l’Etat de refondation du pacte social.
Grand spécialiste de la France, Ezra Suleiman enseigne les sciences politiques à l’université de Princeton (Etats-Unis). Il est l’auteur de Schizophrénies françaises (Grasset) et du Démantèlement de l’Etat démocratique (Seuil).
l’express Vu de Princeton, quelles sont les principales caractéristiques du mouvement insurrectionnel que connaît la France ces jours-ci ?
Ezra Suleiman L’histoire récente de la France est émaillée d’insurrections. Or la dernière d’entre elles, portée par les gilets jaunes, a une signification particulière, car le contexte national a changé. En outre, la caractéristique principale du mouvement des gilets jaunes est qu’il est acéphale : il n’a pas de chef, de leader clairement identifié. On a eu affaire à une insurrection organisée sur Internet… Cela a ôté la possibilité aux gouvernants de prendre langue avec des représentants « officiels ». Mais, pour autant, les gilets jaunes ont fait entendre – et, en partie, triompher – des revendications assez précises. Il y a une tradition maximaliste de la protestation en France – demander trop quand on s’insurge. C’est un fort contraste avec ce qui prévaut dans le monde anglosaxon ou en Allemagne, où les syndicats construisent des revendications dans le cadre du réformisme. En France, les révoltes sont en quelque sorte défaitistes, car elles tendent tout de suite vers un anticapitalisme radical.
Ce « maximalisme » concerne-t-il les gilets jaunes ?
E. S. En fait, pas vraiment. Ce qui m’a frappé, tout au long de ces semaines, c’est que les gilets jaunes ont commencé très différemment : ils ont fait état de réclamations assez précises, notamment dans le domaine du pouvoir d’achat.
Quelle refondation du pacte social s’impose, selon vous ?
E. S. Aujourd’hui, c’est l’enjeu central. En Allemagne, pendant longtemps, a prévalu un compromis de nature sociale-démocrate, fondé sur la cogestion tripartite Etat-entreprises-syndicats. En France, c’est bien différent. Il s’agit d’une démocratie sociale, bien sûr, avec un système de redistribution efficace, mais qui n’a jamais pu devenir une véritable socialdémocratie.
Le « macronisme 2 » peut-il être l’occasion de mettre enfin en pratique ce compromis tripartite ?
E. S. Oui, mais au-delà des mots, le président de la République est-il vraiment prêt à « mettre dans la boucle » tous les corps intermédiaires – à commencer par ces maires de ville et de bourg qu’il a tenté de cajoler la semaine dernière, après les avoir trop longtemps ignorés ? Le « macronisme 2 » que vous évoquez ne pourra pas, en tout cas, se contenter d’un volontarisme jupitérien « à la de Gaulle ». Le président doit s’appuyer sur tous ces relais indispensables pour changer la société. Sans eux, il n’arrivera à rien. Son livre de campagne, Révolution*, l’atteste : Macron a très bien pensé les choses; il a en revanche eu beaucoup de mal depuis son élection à les traduire dans la réalité. Le défi du « macronisme 2 », c’est ça ! C’est difficile pour lui, pas forcément en soi. Par sa formation technocratique, il a été habitué à être immédiatement obéi. C’est d’autant plus dommage que le vrai Macron n’est pas l’arrogant que se plaisent à décrire ses détracteurs. Et qu’il a bien plus de substance et de réflexion personnelle que ses prédécesseurs. Sa limite, c’est que, comme les énarques qui l’entourent, il est trop peu habitué à négocier. Le défi est immense, mais il est indissociable d’un deuxième « challenge », sur lequel tous les Français attendent des résultats : rendre enfin effective l’égalité des chances, dans une société encore beaucoup trop hiérarchique.
* XO Editions.