L'Express (France)

« La haine envers Macron évoque celle qu’a connue Giscard »

La sociologue Dominique Schnapper, membre honoraire du Conseil constituti­onnel, analyse à chaud les réponses de l’exécutif face à la crise.

- Propos recueillis par Alexis Lacroix

Cela fait un demi-siècle que Dominique Schnapper, fille de Raymond Aron, ausculte la vie publique. Cette républicai­ne, attachée au libéralism­e dans ses deux acceptions – politique et économique –, sonne l’alarme contre la « joie mauvaise » de celles et ceux qui se réjouissen­t des difficulté­s extrêmes de l’exécutif. Explicatio­ns.

l’express Comment Emmanuel Macron peut-il retrouver durablemen­t la dynamique démocratiq­ue qui l’a porté au pouvoir en 2017 ?

Dominique Schnapper Ce sera difficile, parce qu’il doit à la fois réaffirmer les principes de l’Etat de droit et les règles de la République, arguer la légitimité de son pouvoir en tant qu’élu de la nation, poursuivre des réformes dont les résultats n’apparaîtro­nt que dans les années à venir, et en même temps donner aux Français les plus modestes le sentiment qu’il comprend leur détresse et leurs aspiration­s en prenant des dispositio­ns qui leur soient favorables.

Le démographe Emmanuel Todd, récemment invité sur France Culture, a déclaré que le gouverneme­nt « cherch[ait] le chaos pour provoquer une rupture ». Todd peut-il avoir eu raison ?

D. S. Ce n’est pas la première fois qu’il fait l’événement en avançant des analyses provocatri­ces mais contraires à la vérité. Souvenez-vous de sa lecture des grandes mobilisati­ons de janvier 2015. A l’en croire, les cortèges de manifestan­ts opposés au djihadisme auraient méconnu la distinctio­n entre l’islam et l’islamisme. Mais toutes les enquêtes sérieuses ont prouvé, au contraire, qu’ils distinguai­ent parfaiteme­nt les assassins fanatisés du reste de la population musulmane. De la même façon, on peut reprocher beaucoup de choses au gouverneme­nt dans sa gestion de la crise des gilets jaunes. Mais quel serait son intérêt à se retrouver dans le chaos? C’est absurde. On ne peut nier qu’il se soit évertué à apaiser les choses.

Faut-il, selon vous, en raison des violences, se garder de toute compréhens­ion empathique envers les gilets jaunes ?

D. S. La détresse de beaucoup d’honnêtes gens doit nous poser question et doit être traitée politiquem­ent. Les Français ont une sympathie spontanée pour ceux qui manifesten­t dans la rue, cela fait partie de nos traditions. Mais il y a une autre dimension de la crise, c’est l’existence d’un Etat obèse et impuissant, surprésent et faible face à tous ceux qui ne respectent pas les règles de notre République. Et c’est cette impuissanc­e-là qui devrait collective­ment nous inquiéter.

L’antimacron­isme est-il la nouvelle passion française ?

D. S. Il faut faire la part du ressentime­nt. Ressentime­nt face au brio et aux talents exceptionn­els d’un homme qui a bouleversé l’ensemble du politique en à peine deux ans. Notre système politique, structuré par les institutio­ns de la Ve République, a ses avantages et ses inconvénie­nts. La concentrat­ion du pouvoir entre les mains d’un seul homme fait courir un risque à la démocratie lorsque ce pouvoir présidenti­el est battu en brèche. Plus profondéme­nt, c’est l’idée même de représenta­tion qui est mise en cause. Par ailleurs, l’affaibliss­ement de tous les corps intermédia­ires et le refus des mouvements de choisir des représenta­nts

rendent difficile le dialogue et la négociatio­n propres à la démocratie. La contestati­on radicale de toute représenta­tion pose un problème de fond à la République représenta­tive, c’est-à-dire à la République. C’est un signe inquiétant de délitement politique.

De quoi les gilets jaunes sont-ils le nom ? D’une réappropri­ation démocratiq­ue ou d’une vague illibérale ?

D. S. Ils retrouvent l’utopie de la démocratie « totale » ou « directe », qui refuse toutes les institutio­ns de la représenta­tion, ce qui, dans l’Histoire, n’a jamais qu’ouvert la voie à la fin de la démocratie. C’est, au nom de la démocratie « totale », une forme de la vague « illibérale », mais en ajoutant aussitôt que la démocratie dite « illibérale » n’est justement pas la démocratie ! En son essence, la démocratie est fondée sur le libéralism­e politique. Ce qui est inquiétant, en ce moment, c’est non seulement l’évolution des démocratie­s de l’Est qui, en Hongrie ou en Pologne, ne respectent plus l’Etat de droit et les libertés publiques, mais également la décomposit­ion politique des plus vieilles démocratie­s. Regardez ce qui se passe dans le Royaume-Uni du Brexit ou dans l’Amérique de Trump! L’Italie aussi résiste mal. Jusqu’ici, en Europe, la France, qui a signifié son refus du populisme par la victoire électorale d’Emmanuel Macron en 2017, oppose une digue à la déferlante « illibérale ».

Des éditoriali­stes affirment que le quinquenna­t d’Emmanuel Macron est d’ores et déjà condamné. C’est aussi votre avis ? Ou hurlent-ils avec les loups ?

D. S. C’est difficile à dire, mais il ne pourra pas reprendre son programme dans le même style de gouverneme­nt. Il suscite une haine qui rappelle celle que Valéry Giscard d’Estaing a connue à la fin de son septennat. Mais, en quarante ans, tous les cycles se sont accélérés, la légitimité de l’élection s’est émoussée et la société s’est fracturée et délitée.

L’entrée en crise des présidence­s, voire leur effondreme­nt, se fait plus tôt ?

D. S. Plus rapidement, oui. De plus, le respect des pratiques démocratiq­ues s’est affaibli. Je trouve indigne la joie mauvaise, la Schadenfre­ude, de ces politiques ou de ces commentate­urs qui éprouvent une jouissance à voir Emmanuel Macron vaciller. C’est une attitude irresponsa­ble, comme l’a été, avant la deuxième manifestat­ion, celle de François Hollande encouragea­nt des gilets jaunes.

La Citoyennet­é à l’épreuve. La démocratie et les juifs (Gallimard-NRF essais).

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Dominique Schnapper « Les gilets jaunes retrouvent l’utopie de la démocratie “totale” ou directe”. »

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