Les aveuglés
Alors qu’en Chine des chercheurs ont franchi la ligne rouge en modifiant l’ADN d’embryons humains, faisant ainsi naître les premiers « bébés génétiquement modifiés », la philosophie fourbit ses armes pour dénoncer les contradictions de l’idéologie transhumaniste. Contradictions internes, mais bon sens historique, puisque cette croyance en un progrès technologique sans fin n’est pas née de nulle part. Olivier Rey, dans son remarquable Leurre et malheur du transhumanisme, s’emploie à montrer qu’elle est même la continuité logique de la révolution scientifique du XVIIe siècle et du « passage du cosmos clos à l’univers infini », pour reprendre la formule du philosophe Alexandre Koyré. Car la science moderne apporte une métamorphose radicale du rapport à la nature. En transformant l’espace en données mathématiques, en vidant la nature de ses finalités, c’est-à-dire du sens que les Anciens lui attribuaient, de l’autonomie que le Moyen Age continuait de lui reconnaître, l’homme a pu imposer ses propres fins et se rendre « comme maître et possesseur de la nature ». Il fut alors possible et surtout concevable d’assujettir cette dernière au seul usage de l’homme, ouvrant le champ infini du progrès technique. Quand celui-ci rencontre le capitalisme, la machine s’emballe. Et ce sont les humains eux-mêmes qui deviennent le terreau privilégié d’une promesse d’éternité. Un divorce s’accomplit entre une humanité laissée pour compte faute de pouvoir accéder aux « merveilles » de la technique, et une humanité supérieure augmentée. Mais cette augmentation est « technique » et repose sur l’identification de la vie à l’autoconservation. Eradiquer maladie et vieillesse est un gain technologique, mais est-ce un gain de sens ? demande Olivier Rey. Se penser comme simple support biologique prêt à être techniquement réaménagé, n’est-ce pas renoncer à l’idée même d’humanité ?
Leurre et malheur du transhumanisme,