L’épreuve de l’Elysée
Face au constat que les Français sont aussi prompts à réclamer des réformes qu’à les refuser, Valéry Giscard d’Estaing découvre « l’exercice solitaire du pouvoir ».
Accédant à l’Elysée, il croyait hériter d’un merveilleux cadeau : la durée. Que ne peuton faire en sept ans? Mais la crise économique est là, et le besoin de courir aux urgences mange le temps que l’on voulait consacrer à organiser le changement. Les pesanteurs politiques ne s’allègent pas. La gauche, brisée, n’est pas dégelée. La majorité, fissurée, tire à hue et à dia. La décrispation, à peine amorcée, tourne court. Et l’ouverture s’arrête à Robert Fabre. Comment, dès lors, mener à bien des réformes qui exigent un large consensus? D’ailleurs, constate Giscard, si les Français sont prompts à en réclamer, ils sont aussi portés à les freiner, à les amoindrir, voire à les refuser.
« La décision politique naît de la rencontre entre un caractère et des circonstances », disait de Gaulle (1).
Son caractère était façonné pour les drames. L’Histoire lui fournit, à répétition, l’occasion de les affronter
– quitte, sur la fin, à les susciter.
Giscard n’est évidemment pas préparé au drame. Il croit plus à la conviction qu’à l’enthousiasme, à l’adhésion qu’à la mobilisation. Témoin cette Marseillaise dont il expulse tambours et trompettes guerrières pour en faire une marche lente et majestueuse.
L’Histoire s’adapterait-elle aux hommes d’Etat ? Point de drame depuis six ans. Presque pas de crise imprévue, brutale. Mais une lente succession de problèmes, de plus en plus complexes – le chômage, le pétrole, la tension mondiale – qui exigent de l’esprit d’analyse plutôt que de l’instinct. Ce qui fait s’interroger encore : serait-il vraiment capable de faire face à la tempête ?
Qu’est donc devenu, en ce mois de mai 1980 – six ans après – ce président aux tempes un peu blanchies ? A-t-il vieilli seulement de six années ? Tous ceux qui le connaissent bien le disent : il est devenu plus dur, comme cuirassé. Insensible ? Un soir d’été, lors d’un rare moment de détente avec ses collaborateurs sur la pelouse de l’Elysée, il apparaît serein, souriant. Le lendemain à l’aube, tous apprendront par la radio qu’un condamné à mort a été exécuté. Qu’il avait donc, la veille, refusé la grâce.
En réalité, ce n’est pas l’homme qui est devenu insensible. C’est le président qui l’est, par définition. Harcelé à toute heure du jour et de la nuit par ceux qui attendent de lui, en toute matière, des décisions – et des décisions difficiles, puisque ce sont celles qui n’ont pu être prises sans lui –, le président ne peut avoir d’état d’âme. Il doit soupeser sans arrêt le possible, le souhaitable, l’idéal. Et choisir. Le président ne peut céder ni au remords ni au regret – même si l’homme, lui, peut en souffrir.
Giscard brocardait naguère, sous de Gaulle, « l’exercice solitaire du pouvoir ». Il a découvert, aujourd’hui, que c’était la seule façon de l’exercer. Fonction inhumaine ! Et voilà justement qu’un homme peut raisonnablement caresser l’ambition de l’occuper pendant quatorze années. Peut-il vraiment le souhaiter ? L’incertitude entretient l’espoir, donc la division chez l’adversaire. Et Dieu sait que Giscard a gardé de sa fulgurante carrière politique le goût des « petits jeux » tactiques.
Tactique mise à part, la question se pose bel et bien. Quand on a atteint le sommet, de quoi rêvet-on ? Plus haut n’existe pas, donc l’ambition s’éteint. Durer est peu exaltant : les charmes discrets de l’Elysée s’épuisent, et l’on ne bénéficie même plus de la séduction propre à la nouveauté. Non, on rêve plutôt d’autre chose : devenir président de l’Europe, ou Flaubert, ou Cincinnatus. Le voilà bien, le choc d’un caractère et des circonstances !