Gilets jaunes : les ambiguïtés d’un mouvement
Essoufflés, les gilets jaunes? Certaines questions se posent sur l’avenir d’une révolte riche en contradictions.
Comme dans toute tragédie classique à la française, c’est à l’acte V que se dénoue l’intrigue... Entre les gilets jaunes et la Macronie, l’affaire n’est peut-être pas tout à fait terminée. Mais elle a connu un sacré coup de frein, samedi dernier, les Champs-Elysées n’ayant plus vraiment l’allure d’un champ de colza.
Depuis un mois, la France bleublanc-jaune s’y invitait pourtant sans autorisation pour y faire valoir ses revendications, mais aussi crier sa haine des élites, dresser des barricades, jeter des pavés, essuyer en retour des tirs de balles en caoutchouc et de grenades lacrymogènes. Le tout filmé et décortiqué par les chaînes d’info, dont les directs remplaçaient presque le divertissement du samedi soir dans les foyers. Passé l’émoi des premières fois, l’étiolement était devenu inévitable. Vacances de Noël ou pas. Le mouvement a perdu en route une partie de ses « GJ » dits modérés, sensibles aux gestes de l’exécutif sur le smic, la CSG ou les heures sup. L’attentat de Strasbourg en aura poussé d’autres à remiser leur chasuble. Et puis il y a la lassitude, la fatigue de ceux qui tenaient le piquet de grève depuis la première heure sur les ronds-points, bravant le froid, les klaxons et les pots d’échappement. Même si les jusqu’au-boutistes jurent qu’ils « ne lâcher[ont] rien », et comptent réveillonner sur le bord des routes, l’ivresse n’est plus la même.
Au moins huit morts, des centaines de blessés, des interpellations à la chaîne, un président faisant profil bas devant 21 millions de téléspectateurs, une perte de croissance de 0,1 point, des Marianne seins nus, un mariage au milieu d’un péage, et même la naissance d’un bébé sur un carrefour bloqué… Cette crise trouvera un jour sa place dans les livres d’histoire. En attendant, les spécialistes s’arrachent les cheveux pour mettre des mots sur ce mouvement polymorphe et insaisissable, dont l’avenir semble contrarié par de multiples ambiguïtés.
ANARCHISTES, TROTSKISTES ET FRONTISTES
La première d’entre elles tient à son hétérogénéité politique. Du jamais-vu dans l’histoire de la Ve République. Interroger les manifestants, c’est d’abord rencontrer des citoyens qui ont pris l’habitude de déserter les isoloirs. Des déçus, qui se disent « apolitiques », sans prendre conscience qu’entre deux barbecues ils ne font que de la politique. « Nous essayons d’effacer les clivages, que le bon sens triomphe, de prendre les bonnes idées à droite et à gauche », veut convaincre Hayk Shahinyan, la trentaine, commerçant de la Seine-Maritime et gilet jaune « canal historique ». Ce modéré pourrait se fondre dans le portrait-robot du « jauniste » décrit dans une première enquête publiée dans Le Monde. Un premier tiers verse dans le « ni droite ni gauche » ou ne se définit pas sur l’échiquier. Un deuxième tiers penche clairement à gauche. Les autres se définissant à droite (13 %) ou au centre (6 %).
Voilà pour l’aspect déclaratif. Mais le mouvement a su aussi attirer à lui, dans un même ras-le-bol, extrême gauche et extrême droite. Cette colère transcourant aura en effet réussi à réunir dans les mêmes cortèges anarchistes, trotskistes et frontistes, mélenchonistes, dupont-aignantistes et lepénistes, identitaires de tout bord et antiracistes. Inimaginable, il y a seulement quelques mois. Jusque sur
les barrages, le flou règne parfois, comme au Puy-en-Velay, dans la Haute-Loire, où se mène une bataille des ronds-points. On se traite de « facho » ou de « révolutionnaire de mes couilles », c’est selon. Les uns dénonçant notamment les flux migratoires. Alors que leurs voisins prônent la libre circulation.
Paradoxales, les chasubles fluo le sont donc dans leurs revendications. « Ils réclament plus de décentralisation pour mieux prendre en charge les problèmes. Mais, d’un autre côté, ils se retournent toujours vers l’Etat, dont ils attendent des finances », s’étonne la géographe Béatrice Giblin. Pour elle, comme pour la plupart des opposants au mouvement, les gilets jaunes tentent de résoudre une équation insoluble : plus de services publics, tout en payant moins de taxes. « C’est intenable.
Les gens ne sont pas rationnels. Il y a quelque chose d’infantile là-dedans. Comme des gosses, ils veulent tout », sermonne la directrice de la revue Hérodote.
« LEUR DISCOURS EST EN RÉALITÉ VIOLENT »
« Je ne réclame pas moins d’impôts, mais plus de justice fiscale », rectifie Franck Lagrelle, 38 ans, ambulancier à Laval, en Mayenne, 1 700 euros sur le compte en banque en début de mois. Habitué des manifs à Paris, il se dit prêt à tenir « le temps qu’il faut ». Il incarne aussi cette frange « pacifiste » qui condamne mais comprend les violences de ces dernières semaines. Comme si les jets de pavés et les vitrines cassées étaient un mal nécessaire pour faire plier le gouvernement. Après tout, « les manifestants de Mai 68 n’ont pas gagné avec des jets de peluches ». Certes. Et puis, en jouant la montre, l’exécutif a sans doute renforcé l’idée que, si l’on ne casse pas, on n’obtient rien dans ce pays. Voilà qui promet des jours agités pour la suite du quinquennat…
A Paris, le scénario a souvent été le suivant : des groupes d’ultradroite ou d’ultragauche engagent l’affrontement. Certains gilets jaunes, peu habitués aux méthodes de maintien de l’ordre, se laissent entraîner. Sans oublier les pillards opportunistes débarqués en nombre de banlieue. Pour beaucoup, ces débordements ne seraient qu’une réponse légitime à une violence institutionnelle, sociale, plus sournoise. « C’est une thèse que l’on peut valider lorsqu’on se heurte à un pouvoir autoritaire, comme cela pouvait être le cas sous l’Ancien Régime, mais dans une société comme la nôtre, non », tempère l’historien Jean Garrigues. Pour lui, les médias ont d’ailleurs fait preuve de complaisance en considérant le mouvement comme pacifique. Sans même parler des débordements, « le discours des GJ est en réalité violent, explique-t-il, avec un vocabulaire très insultant à l’égard du pouvoir ». C’est un euphémisme.
Dans les discussions, on réclame en boucle la « démission » de Macron. Si ce n’est pas sa « décapitation ». Les attaques traduisent une haine viscérale d’un président qui « n’a pas osé parler en direct » lors de son allocution, « parce qu’il n’est pas sûr de lui », assure Hervé Liaboeuf, ouvrier de nuit au Puy-en-Velay. On vise l’homme – et par extension son épouse – plus que la fonction. Le tout, en se nourrissant d’infox partagées sur Facebook, la maison mère des gilets jaunes. En vrac : le gouvernement recrute des mercenaires pour encadrer les manifestants, le pacte de Marrakech engendrera un tsunami migratoire, l’attentat de Strasbourg est un acte de diversion fomenté par le gouvernement… Rien que ça. Sur la Toile, certains GJ s’offusquent néanmoins de ces thèses complotistes et se désolidarisent d’un mouvement qui peine à se structurer.
« Même là-dessus ils n’arrivent pas à se mettre d’accord, observe Jean-Marie Pernot, politologue à l’Institut de recherches économiques et sociales. Pour l’instant, la plupart des leaders ont été renvoyés dans les cordes. Personne ne se détache, ce qui pose un problème pour durer. S’ils veulent installer une représentation, il faudra trouver un minimum de consensus… » Quelques figures, habituées des plateaux télé, ont bien émergé. Les noms de Benjamin Cauchy, Jacline Mouraud, Christophe Chalençon sont devenus familiers. Mais leur légitimité est aussi dénoncée. Le 4 décembre, une rencontre à Matignon a même été annulée, ces « gilets jaunes libres » expliquant avoir reçu des menaces de mort. Sur les ronds-points, baptisés les « QG », des représentants sont parfois désignés à main levée. Mais point d’organigramme national. Cette difficulté à se structurer « n’a rien d’étonnant » pour Jean Garrigues. L’historien y voit un épisode supplémentaire de la crise démocratique que traverse le pays. « C’est la suite d’une séquence qui a débuté avec Nuit debout, emblématique de cette volonté de démocratie directe. » D’où cette demande récurrente qui tient en trois lettres, « RIC », pour référendum d’initiative citoyenne. Très présente sur les pancartes, cette mesure ferait tomber le gilet de Guy Vaugin, trentenaire venu pour le quatrième week-end consécutif à Paris. Ce mécanicien en intérim à Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais, n’a
pas été convaincu par « les miettes de Macron », répétant qu’il veut « les morceaux ».
VERS LA CRÉATION DE « LABORATOIRES D’IDÉES »?
Ces GJ, qui se rêvent peut-être en sans-culottes modernes et se veulent l’incarnation du peuple, souhaitent exprimer leurs doléances sans intermédiaires et renient toute organisation verticale. Pour les amadouer, le chef de l’Etat a promis l’organisation de « consultations nationales », sorte de débats citoyens étalés sur trois mois, partout sur le territoire. Au passage, cette démocratie 2.0 marque la fin du mythe de l’homme providentiel, tentation récurrente dans notre pays. Dans son immédiateté, dans sa volonté d’horizontalité absolue, dans la transparence et la surveillance qu’elle instaure, cette néodémocratie « ne permet pas cette forme d’idolâtrie », poursuit Jean Garrigues. Et ce, même si certains en appellent à l’autorité du général de Villiers. Ou invoquent la figure de Coluche, omniprésent dans les discussions.
Rester une entité hors-sol ou s’inscrire dans le cadre démocratique existant, voilà l’autre dilemme que devront rapidement trancher les gilets, encore une fois désunis sur ce sujet. « A un moment donné, il faut jouer le jeu. On ne peut pas être tous les samedis dans une logique néo-insurrectionnelle pour faire bouger les lignes », prévient Eddy Fougier, politologue spécialiste des mouvements protestataires. Au risque d’intégrer ce « système » honni contre lequel ils ont prospéré ? « Je ne dis pas que cela va les tuer. Mais c’est plus envisageable que de rester un mouvement éthéré. » Concrètement, ils pourraient rejoindre les rangs des partis qui les courtisent, notamment du côté de la droite musclée. Ils peuvent aussi pratiquer l’entrisme, à la manière de la Manif pour tous, qui, à travers Sens commun, a trouvé une oreille attentive chez Les Républicains. Reste enfin l’option de monter une liste aux élections européennes. Selon un sondage Ipsos, publié par le JDD, elle aurait recueilli 12 % des voix si le scrutin avait eu lieu le 9 décembre dernier. Mais en mai prochain ?
Pourtant, certains, à l’image de Hayk Shahinyan, y croient : « Le but est de créer des laboratoires d’idées, bâtir un programme. Les européennes ne sont qu’un tremplin pour les municipales et les législatives. On propose à tous les gilets jaunes de se mettre autour de la table pour s’unir, car il ne faut pas arriver aux élections avec plusieurs groupes qui feront 0,5 %. » En attendant, Francis Lalanne – oui, le barde – a proposé de les représenter dans cinq mois. Bernard Tapie et Alexandre Jardin seraient, eux aussi, prêts à les soutenir dans leur conquête du Parlement européen.
Après tout, ces élections « de second rang ont souvent été marquées par la percée de mouvements originaux. Les citoyens n’y accordent pas une grande importance. Ils peuvent voter en fonction de leurs convictions en se disant que cela ne changera pas grand-chose », relativise Eddy Fougier, plus circonspect sur la capacité des intéressés à établir des revendications communes sur l’Europe, sans sombrer dans la guerre des ego. S’ils veulent durer, les gilets devront résoudre toutes ces ambiguïtés. Leur avenir en dépend. Sans quoi, même si la colère perdure sous une forme ou une autre, ils retrouveront leur place initiale : le coffre ou la boîte à gants.