Souâd Ayada, la guerrière de Blanquer
Depuis son arrivée à la tête du Conseil supérieur des programmes, cette agrégée de philo bataille contre les « pédago ». Et reçoit des coups en retour.
Mais où est donc passée Souâd Ayada ? La présidente du Conseil supérieur des programmes (CSP) a totalement disparu des radars médiatiques depuis plusieurs semaines. Un silence dû, officiellement, à un emploi du temps ultrachargé. D’après son service de communication, son agenda affiche complet jusqu’en… mars prochain! Certes, le CSP conduit un chantier de taille. Après avoir modifié certains contenus d’enseignement du CP à la troisième – qui avaient été élaborés sous le quinquennat précédent –, cette instance rattachée au ministère de l’Education nationale a eu la lourde tâche de revoir ceux des classes de seconde et de première, dans le cadre de la réforme en cours du lycée et du baccalauréat. Plus de 80 projets de programmes ont été concoctés par des groupes d’experts, puis soumis au vote des 17 membres du CSP. Le tout en seulement six mois ! Ces propositions sont présentées, les 18 et 19 décembre, à une autre instance, le Conseil supérieur de l’éducation (où siègent les principaux syndicats enseignants, lycéens et des parents d’élèves), sollicitée pour donner un avis consultatif. Charge ensuite au ministre de valider les textes pour une publication en janvier, et une application à la rentrée 2019. Un vrai marathon, donc, parsemé en plus de démissions, de fuites, de tribunes et de propos acérés dans la presse. C’est peut-être aussi en raison de ces rebondissements que Souâd Ayada se montre aujourd’hui si silencieuse. Car la jeune femme a pris beaucoup de coups depuis le début de son mandat. A peine apparue dans la lumière, elle s’est retrouvée, malgré elle, au centre d’une violente querelle entre le clan des « pédagogistes » et celui des « conservateurs », dont l’Education nationale a le secret.
UNE EXTRÊME DÉTERMINATION
Le 1er octobre dernier, dans son interview accordée au Parisien, elle laissait poindre sa lassitude. D’accord pour répondre aux questions, « à condition qu’elles ne soient pas politiques ». S’attendait-elle à devoir ferrailler autant dans ce qui s’apparente à une véritable bataille idéologique ? « Je pense qu’elle ne mesurait pas l’ampleur de la tâche », confie Pierre Mathiot, chargé de piloter la réflexion sur la réforme du baccalauréat. Souâd Ayada fait partie des inspecteurs généraux mandatés pour accompagner ce dernier dans cette tâche lorsqu’on lui propose de prendre la tête du CSP. « Aussi sérieuse que rigoureuse, elle était gênée de ne pas pouvoir assumer jusqu’au bout sa mission à nos côtés », poursuit l’exdirecteur de Sciences po Lille, dont le caractère expansif tranche fortement avec celui de l’intéressée, présentée par ses proches comme « réservée ». Une réserve qui la pousse à choisir ses mots avec « beaucoup de soin », mais qui n’empêche pas une « extrême détermination ».
Discrète sur sa vie privée, Souâd Ayada n’aime pas s’étendre sur son parcours. « Née au Maroc en 1970, arrivée en France en 1974 », indique sa biographie officielle, sans plus de détails. Elle n’évoque que rarement sa famille, son père – un ancien ouvrier de la sidérurgie –, son enfance à Grande-Synthe (près de Dunkerque), ses années universitaires à Lille (où elle a écrit sa thèse de doctorat, « L’islam des théophanies : structures métaphysiques et formes esthétiques »).
Et ne prononce jamais un mot sur son compagnon, le philosophe et ancien maoïste Christian Jambet, avec qui elle partagerait une passion pour le soufisme, un courant mystique et spiritualisant de l’islam que n’apprécient pas les fondamentalistes. Cette agrégée et docteur en philosophie a forgé ses idées et points de vue loin des assignations à résidence. Les adorateurs des clichés la rangeaient par avance dans la catégorie de la gauche pédago façon Najat Vallaud-Belkacem (ancienne ministre de l’Education). Ils en ont eu pour leurs frais. « Certains s’attendaient à ce que Souâd Ayada ait un autre positionnement, qu’elle rentre dans les cases qu’ils imaginaient. C’est peut-être pour cela qu’elle cristallise autant les tensions », analyse Pierre Mathiot.
L’un de ses principes incontournables ? Ne pas renoncer, au nom de l’égalité des chances, à l’exigence. Sa conception de l’école rejoint totalement celle de Jean-Michel Blanquer, chantre de la « bonne maîtrise des savoirs fondamentaux » et du fameux « lire, écrire, compter, respecter autrui », qu’il ne cesse de marteler. Même si leur rencontre date du temps où Souâd Ayada était professeur de philosophie dans l’académie de Créteil, où le haut fonctionnaire officiait comme recteur, elle ne fait pas partie du cercle proche du ministre. « Je n’ai pas son numéro de portable », précise-t-elle à la presse. En revanche, dès ses premières interviews ou tribunes accordées au Monde, au Point ou à Causeur, Souâd Ayada se révèle totalement sur la même longueur d’onde que lui. Elle y prône « l’importance de la chronologie en français et en histoire » ; défend un enseignement de l’Histoire promouvant « le sentiment d’appartenir à la nation » ; présente la dissertation comme étant « l’exercice le plus égalitaire » ; insiste sur la nécessité, pour les élèves, de « savoir conjuguer à tous les temps et à toutes les personnes » ; se prononce enfin « contre le prédicat » (notion grammaticale introduite sous le précédent quinquennat et jugée inutilement complexe par certains)… Autant de prises de position qui lui valent d’être qualifiée de « réac » ou de « conservatrice », un dernier terme qu’elle assume d’ailleurs totalement.
DEVOIR DE NEUTRALITÉ OU DROIT DE S’EXPRIMER
Chaque intervention dans la presse lui vaut de nouvelles attaques. On lui reproche, notamment, d’enfreindre son devoir de neutralité. « Il n’est pas normal qu’elle s’exprime ainsi au nom du CSP, censé respecter tous les points de vue », taclent les uns. « Chaque membre de cette instance est totalement libre de s’exprimer comme il l’entend, y compris elle », défendent les autres. Pour rappel, l’instance, créée en 2013 par la loi Peillon et qui se veut « indépendante » et force de propositions, avait pour ambition d’introduire plus de pluralisme dans la conception des programmes éducatifs (une prérogative, jusque-là, de la direction générale de l’enseignement scolaire). Elle réunit six parlementaires, deux représentants du Conseil économique, social et environnemental et huit « personnalités qualifiées » (universitaires ou inspecteurs généraux). Ces dernières sont nommées par le ministre de l’Education nationale, qui désigne également le président et le vice-
S’ATTENDAIT-ELLE À DEVOIR FERRAILLER AUTANT DANS CETTE BATAILLE IDÉOLOGIQUE ?
président. « La plupart des membres de l’équipe que trouve Souâd Ayada à son arrivée avaient pris place sous la mandature de Najat Vallaud-Belkacem. Vous imaginez bien qu’ils n’étaient pas forcément de la même mouvance. Rien d’étonnant à ce qu’il y ait eu des frictions. Certains n’ont pas accepté que le rapport de force s’inverse et se sont lancés dans des attaques aussi mesquines qu’excessives », avance Jean-Rémi Girard, président du Syndicat national des lycées et collèges.
L’ÉPISODE DES « FUITES » DANS LA PRESSE
Certes, la personnalité et les convictions de Souâd Ayada tranchent, très nettement, avec celles de son prédécesseur, Michel Lussault – souvent perçu comme l’une des « icônes pédagogistes » –, parti en claquant la porte. Depuis l’installation de JeanMichel Blanquer rue de Grenelle, les relations entre les deux hommes étaient glaciales, voire inexistantes. Dans un entretien exclusif accordé à L’Express, le 13 septembre 2017, le ministre revient sur la révision des programmes du primaire et du collège, sur laquelle avait planché l’équipe de Lussault, et propose des « ajustements », comme « la maîtrise des quatre opérations au CP et au CE1 », le retour à une « pédagogie explicite, structurée et progressive » en littérature, la « disparition » du fameux prédicat… C’en est trop pour Michel Lussault, qui démissionne. Suivi, quatre mois plus tard, par la viceprésidente, également nommée par la gauche, la linguiste Sylvie Plane. A l’automne dernier, c’est au tour de Marie-Aleth Grard, vice-présidente d’ATD quart monde, de quitter le CSP. « Quelques jours seulement avant la fin de son mandat… » prend soin de rappeler Philippe Raynaud, l’actuel vice-président du CSP.
La situation se tend de plus en plus. Souâd Ayada, elle, maintient son cap… et son franc-parler. « Dotée d’une véritable autorité naturelle, elle n’est pas du genre à se laisser dévier de son chemin », poursuit Raynaud. De son côté, Denis Paget, membre du CSP jusqu’à l’expiration de son mandat en octobre dernier, n’hésite pas à parler d’ « autoritarisme ». Ce professeur de lettres, ancien secrétaire général du Syndicat national des enseignements de second degré (Snes), se montre très sévère à l’égard de la présidente, qu’il juge « cassante », « hautaine », « maniant l’humiliation ». Il faut dire qu’elle n’hésite pas à tacler sévèrement les tenants de la « ligne pédago », en évoquant leurs erreurs passées par voie de presse. « Souâd Ayada est bien trop clivante pour occuper un tel poste, qui nécessiterait des talents de diplomatie et une certaine rondeur. Des atouts que je reconnais à JeanMichel Blanquer, bien que je ne partage pas ses idées », ajoute Paget. Souâd Ayada est même allée jusqu’à inviter certains membres récalcitrants à démissionner du CSP. Ce que confirment certains documents que L’Express a pu se procurer.
Enfin, ses détracteurs reprochent à Souâd Ayada un manque de pluralité dans la composition des groupes d’experts chargés de travailler en amont sur chaque discipline, et des débats bâclés, voire tronqués. Erwan Le Nader, président de l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses), qui a fait partie de l’un de ces groupes, parle même d’« absence de transparence et de procédure démocratique ».
La crise atteint son paroxysme avec l’épisode des « fuites » dans la presse : en octobre dernier, des documents de travail, censés rester confidentiels, se retrouvent entre les mains du Snes, qui décide de les publier. Des textes liés à la réforme de l’histoire, discipline hautement sensible. D’après le syndicat, il serait notamment question de supprimer le thème de l’immigration, jusqu’ici abordé en première. « Des documents falsifiés » et des « informations erronées »,
DOTÉE D’UNE AUTORITÉ NATURELLE, ELLE N’EST PAS DU GENRE À SE LAISSER DÉVIER DE SON CHEMIN
réagit le CSP dans un communiqué de presse qui dénonce des « pratiques irresponsables et contre-productives ». Au sein de l’instance, la méfiance s’installe. Pour éviter toute nouvelle dérive, Ayada décide de ne plus faire circuler les textes : le jour même du vote, les membres du CSP devront venir en personne sur place consulter les moutures finales, entre 9 et 10 heures. « Ce qui n’était pas forcément compatible avec nos activités extérieures, reconnaît Cécile Rilhac, députée (LREM) du Val-d’Oise et membre du CSP. Mais, dans un tel contexte, Souâd Ayada avait-elle d’autres choix ? »
S’il y a bien un point sur lequel tout le monde s’accorde, c’est le manque de temps imparti pour élaborer la montagne de programmes du lycée. « On a beaucoup reproché à Souâd Ayada d’aller trop vite sur les débats, les consultations. Mais elle n’est pas responsable des contraintes calendaires qui lui sont imposées ! », la défend Cécile Rilhac. Et voilà remis sur l’estrade l’éternel débat entre le temps politique incompatible avec le temps des réformes scolaires, débat qui revient inévitablement à chaque changement de ministre.
DES DYSFONCTIONNEMENTS DÈS LA CRÉATION DU CSP
« Finalement, la plupart des reproches adressés à Souâd Ayada sont les mêmes que ceux essuyés par ses prédécesseurs », avance Annie Genevard. La députée (LR) du Doubs sait de quoi elle parle, puisqu’elle avait elle-même claqué la porte du CSP au moment de la révision des programmes de primaire et de collège… sous la présidence de Michel Lussault. « Ce dernier rendait des comptes régulièrement à la ministre d’alors, Najat Vallaud-Belkacem. A l’époque, cela ne dérangeait pas ces membres du CSP, si critiques aujourd’hui », avance-t-elle. Selon la députée, c’est le fonctionnement du CSP qu’il faudrait totalement revoir. L’instance portait en elle les germes de tous les dysfonctionnements dès sa création : contraintes de délais, guerres de chapelles idéologiques, indépendance relative, absence de pouvoir décisionnaire… « “C’est un Himalaya”, m’avait confié le premier président, Alain Boissinot, qui avait démissionné au bout de huit mois », poursuit Annie Genevard. Un Himalaya que Souâd Ayada devra continuer de gravir. Malgré les obstacles. Car la réforme des programmes est loin d’être terminée. La présidente du CSP n’a pas fini d’être débordée. Et critiquée.