Alexandre Djouhri : un lourd dossier d’extradition
L'influent intermédiaire est inquiété dans l’affaire du supposé financement libyen de la présidentielle de 2007. L’Express révèle le rapport du parquet financier adressé à la justice britannique.
Il continue d’inonder ses amis dans le monde entier de coups de fil et d’échanges sur la messagerie cryptée Telegram. Récemment, il a perdu une proche et a tempêté de ne pouvoir se rendre à ses obsèques. La faute aux juges français, qui ont émis le mandat d’arrêt sur la base duquel Alexandre Djouhri a été interpellé à Londres, le 7 janvier 2018. La faute à eux, ces « fatigués de la timbale », comme il les surnomme. Chargés de débroussailler le financement libyen supposé de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, les magistrats sont persuadés que l’influent businessman a joué un rôle majeur dans la distribution d’argent provenant des caisses de Kadhafi et réclament son extradition.
Embastillé à Londres, libéré, arrêté de nouveau, puis relâché pour raisons de santé et opéré du coeur, il peste contre le sort qui lui est réservé, lui, la « victime enchaînée à son lit d’hôpital ». Après avoir maraudé sous les ors de la République, dans l’entourage de Chirac puis de Sarkozy, fréquenté les palais des potentats africains ou des milliardaires du Golfe, le voilà obligé de pointer au commissariat… Mais, même assigné à résidence, Djouhri ne déroge pas à ses habitudes : le Dorchester, son palace fétiche, où il déjeune ou donne ses rendez-vous, est situé dans le périmètre qu’il lui est permis d’arpenter. Ouf ! Avant les audiences qui seront consacrées à son extradition à partir du 21 janvier 2019, L’Express révèle le rapport de 27 pages adressé au special prosecutor de Londres par le Parquet national financier (PNF), le 22 février dernier. Un document dans lequel le conditionnel n’est pas de mise. Pour résumer, l’enquête « démontre son implication centrale dans un réseau organisé de corruption, ayant agi en France comme à l’étranger », assènent les magistrats. Détournement de fonds, corruption, blanchiment d’argent… Les infractions relevées peuvent lui valoir jusqu’à dix ans de prison.
LE « CERVEAU » DE LA TRANSACTION ?
D’abord, le PNF reproche à Djouhri d’avoir subtilisé 10 millions d’euros provenant du fonds souverain libyen, en lui vendant la villa dont il était propriétaire à Mougins, sur la Côte d’Azur. Le prix aurait été très largement surévalué : « 10 millions d’euros », alors que la villa, grevée de surcroît d’une dette fiscale de 1,5 million, avait été estimée à « 1,8 million d’euros ». Cette belle opération, point de départ des ennuis de l’homme d’affaires, n’aurait pu se faire sans ses bons amis. L’acheteur, le patron du fonds souverain libyen, Bechir Saleh, un homme clef du régime de Kadhafi, est un de ses proches. Comme le banquier qui gérait, en Suisse, les comptes bancaires utilisés pendant et après la vente. Le premier vivrait désormais tranquillement à Abou Dhabi, le second à Djibouti, loin de la justice française…
Les enquêteurs ont donc suivi la trace de ces 10 millions. Perquisitionnant chez le banquier, ils ont trouvé de précieuses indications permettant de connecter à Djouhri les retraits en liquide, les paiements au Ritz de Paris, où il avait ses habitudes, les achats de costumes de luxe, ainsi que les transferts de fonds vers divers comptes bancaires. Des comptes appartenant officiellement à d’autres, mais qui auraient – c’est ce qu’assure le rapport – permis de dissimuler le fruit des infractions présumées…
C’est de l’un d’entre eux que sont partis 500 000 euros à destination de Claude Guéant en 2008 – le prix, a toujours affirmé l’ancien ministre, de deux tableaux vendus à un avocat de Kuala Lumpur. Les enquêteurs, qui étaient récemment en Malaisie, en sont persuadés : Alexandre Djouhri « est au coeur de cette transaction », il en serait même « le cerveau ». Pour eux, les 500000 euros proviennent directement de la vente de la villa aux Libyens, et constitueraient l’élément de la corruption.
En échange de quelle contrepartie ? Claude Guéant aurait, selon eux, procédé à des interventions fiscales en faveur de Djouhri mais, aussi et surtout, il serait intervenu « auprès des patrons du groupe EADS [Airbus, aujourd’hui] pour demander le paiement de commissions sur une vente d’avions » à la Libye. Djouhri faisait alors des pieds et des mains pour, souligne le rapport, « exiger » d’EADS les 12 ou 13 millions d’euros qui, selon lui, lui étaient dus. Interrogé au mois de septembre 2018, l’ex-ministre a nié avoir reçu de l’argent libyen, se disant « innocent », avant de finir par opposer le silence aux questions du juge.
A priori accablantes pour Djouhri, les 27 pages du rapport doivent se lire aussi entre les lignes. Les magistrats jouent gros, tant les Britanniques sont pointilleux avec les extraditions – refusant notamment celles des personnes soupçonnées de délits politiques – et lents – ils ont mis dix ans à livrer à la France le financier des attentats de Paris de 1995. Alors, pour mettre de leur côté toutes les chances de récupérer leur cible, toute référence à Nicolas Sarkozy a été gommée : son nom n’apparaît qu’au détour de quelques phrases – l’affaire concerne pourtant le financement de sa campagne électorale, et l’ancien président est mis en examen.
UNE MANOEUVRE POLITIQUEMENT ORIENTÉE ?
Les infractions reprochées à Djouhri « ne comportent pas de dimension politique », est-il bien précisé. Les magistrats français ont rassuré leurs homologues britanniques, en leur adressant des plaquettes d’information sur l’hôpital pénitentiaire de Fresnes, où Djouhri pourrait être accueilli s’il était extradé… En réponse, ses avocats anglais s’en sont donné à coeur joie : pour eux, le contexte de l’affaire serait clairement politique. Dans une note du 1er mars 2018, qualifiant leur client de « personnage de premier plan de la vie publique française », très « lié à des hommes politiques de la droite française », ils assurent que Djouhri, « cible collatérale » de l’affaire, fait l’objet d’une action « politiquement orientée » dans le cadre d’une « campagne dirigée à la base contre des figures politiques controversées dont il est proche ». Sans préciser pour autant qui sont ces dernières…
La défense de Djouhri, qui avait plaidé pour que ce dernier soit entendu à Londres par les juges français, avant d’annuler le rendez-vous prévu pour raisons de santé, estime qu’il n’a jamais été convoqué dans les formes juridiques adéquates. Sollicités à plusieurs reprises, ses avocats et lui n’ont pas donné suite à nos demandes d’entretien.