Grandes écoles cherchent millions
Entre des coûts qui montent en flèche et des subventions qui se raréfient, les business schools phares de l’Hexagone découvrent la crise.
Paris, le jeudi 8 novembre. Sous les lustres en cristal des salons lambrissés du Cercle de l’Union interalliée, rue du FaubourgSaint-Honoré, à deux pas de l’Elysée, 400 anciens élèves d’HEC se pressent autour des plateaux de petits-fours. On s’interpelle, on se tutoie, on se tape sur l’épaule, une coupe de champagne à la main. L’ambiance est bon enfant, mais les codes sont respectés. La fondation de l’école a réuni, le temps d’une soirée, la fine fleur du CAC 40, des banquiers, des financiers de haut vol, des chefs d’entreprise, tous passés sur les bancs de l’établissement de Jouy-en-Josas. Au programme : concours d’éloquence. Deux élèves vont « pitcher » devant l’assemblée sur un sujet qui ne manque pas de piquant : « L’égalité est-elle une chance ? » Quelques jours plus tard, les flonflons terminés, les convives recevront tous un courrier de la fondation les invitant poliment à verser leur obole. « Les promesses de dons ont bondi de 80 % cette année et le nombre de donateurs privés est passé de 8000 à 13000 en l’espace de quatre ans », se félicite Bertrand Léonard, président de la fondation HEC, qui prépare pour le printemps prochain une vaste campagne de levée de fonds. HEC, la plus prestigieuse des business schools françaises – la deuxième européenne, selon le quotidien britannique Financial Times –, auraitelle des problèmes de fins de mois ? Officiellement, tout va bien pour les grandes écoles de management de France, qui, avec HEC, l’Essec, l’ESCP Europe, mais aussi Skema, l’EM Lyon, Neoma, ou encore Kedge, arrivent plutôt bien classées dans les palmarès internationaux. En réalité, toutes ont adopté la stratégie du canard. Sérénité et assurance en surface. Mais, sous l’eau, ça pédale très dur. « La concurrence mondiale est terrible. Or nous sommes pris en tenaille entre des coûts qui explosent pour rester dans la course et des subventions publiques qui s’évaporent », témoigne Bernard Belletante, directeur d’EMLyon.
PÉNURIE D’ARGENT PUBLIC
Tiens donc, ces grandes écoles de commerce françaises seraient-elles aussi victimes d’une pénurie d’argent public ? Plutôt les victimes collatérales d’une cure d’austérité imposée par Bercy aux chambres de commerce et d’industrie, qui sont, dans la très majorité des cas, les principales actionnaires des écoles. Ainsi, les recettes fiscales perçues par les CCI et qui représentaient une grande partie de leur budget ont dégringolé de 1,4 milliard d’euros en 2013 à 750 millions d’euros en 2017, et elles devraient tomber à 330 millions seulement en 2021, d’après les dernières projections du ministère de l’Economie. « On nous coupe les ailes », tonne Didier Kling, président de la chambre de commerce et d’industrie Paris Ile-de-France. L’homme a déjà fait ses comptes : « 60 % de notre budget servait à financer des écoles, dont HEC, l’Essec et l’ESCP Europe. Dans trois ans, elles ne recevront plus aucune subvention de notre part. » D’après les informations recueillies par L’Express, ces trois institutions devront donc trouver d’ici à 2021 près de 10 millions d’euros chacune pour boucler leurs comptes. « Sans ça, elles seront déficitaires », confie Didier Kling. Un comble, alors qu’elles sont censées former la future élite du pays à la bonne gestion et à la rationalité économique. « Elles qui promeuvent la libre concurrence et s’agenouillent devant le dieu Marché,
elles vont devoir apprendre à vivre sans béquilles », dézingue le président d’une grande université française, pas mécontent de ce revirement de fortune. Eric Ponsonnet, directeur général adjoint d’HEC Paris, chargé des finances, de l’administration et des opérations, l’admet du bout des lèvres : « On devrait enregistrer une perte d’environ 3 millions d’euros d’ici à 2020, mais on a les réserves de trésorerie pour les absorber. »
Ce big bang est d’autant plus violent qu’au niveau mondial les business schools sont lancées dans une course folle pour rester dans le peloton de tête des classements et décrocher les précieuses accréditations, véritables sésames pour attirer les meilleurs élèves de la planète. « L’argent, c’est le nerf de la guerre », confie Loïck Roche, directeur de Grenoble Ecole de management (GEM). Comme la place dans ces fameux rankings dépend en partie de la quantité d’articles de recherche publiés dans des revues spécialisées, c’est la guerre pour attirer les meilleurs profs. Avec, à la clef, une flambée des salaires et la mise en place d’un système de primes à chaque publication. Pour décrocher tel ou tel prof chinois ou indien, certains établissements n’hésitent pas à proposer une rémunération de 250000, voire 300000 euros, pour cinquante heures de cours seulement dans l’année universitaire. « On les aide à trouver une place en crèche pour leurs enfants ou une école anglophone, on s’occupe du logement et du déménagement », confie Delphine Manceau, directrice de Neoma. L’intérêt au final pour les étudiants? Aucun, sachant que, pour la plupart, ils ne croiseront même jamais ce prof tant adulé. Mais l’image de l’école, elle, en sortira grandie. « Les grandes écoles de management, c’est comme les clubs de foot. Elles sont entraînées dans un mercato pour recruter des stars, quitte à mettre leurs finances en danger à moyen terme », dénonce Bernard Belletante.
FUSION ET PLAN SOCIAL
Une guerre qui nécessite de plus en plus d’argent. « Les frais d’inscription ont presque atteint leur sommet, on ne pourra guère aller plus haut », s’inquiète Frank Bournois, directeur de l’ESCP Europe. A HEC, l’augmentation des frais de 5 % par an d’ici à 2021 est pourtant déjà actée. Les autres pistes ? Accroître la taille des promos et surtout proposer de nouvelles formations. Soit diversifier son offre, en langage marketing, la plupart des écoles ont trouvé la martingale : ouvrir des bachelors, des formations diplômantes en trois ou quatre ans accessibles sans prépa et facturées quasiment au même prix que le cycle des grandes écoles. Problème : ces fameux bachelor of business administration (BBA) n’ouvrent pas au grade de licence. Impossible dans la plupart des cas pour les élèves de poursuivre en master…
« Les écoles de management affichent les stigmates d’un secteur en pleine restructuration, ce qui veut dire fusion et plan social à terme », assure José Milano, directeur de Kedge, née du regroupement des écoles de commerce de Marseille et de Bordeaux. A Brest, la CCI, à court d’argent, a trouvé la solution en vendant son école au groupe chinois Weidong. Ce géant asiatique, leader de la e-formation en Chine, a investi 10 millions d’euros, avec de gros projets sur les cours à distance et l’ouverture de campus en Afrique. « Par nécessité, il y aura d’autres prises de participation d’investisseurs étrangers dans des écoles françaises, car elles ont besoin d’argent frais », confie Dai Shen, le nouveau directeur de Brest Business School. Mais, après tout, c’est juste la vie des affaires, non ?
« Comme au foot, un mercato coûteux pour recruter des profs stars »