L'Express (France)

Les Géo Trouvetou du dico

Postvérité, infox, cyberdépen­dance, hydrolienn­e, cybermonna­ie… Mais d’où viennent ces mots traduits de l’anglais qui racontent le monde d’aujourd’hui ? Enquête auprès d’experts qui se remuent les méninges.

- PAR MICHEL FELTIN-PALAS M. F.-P.

« Fausse nouvelle » ? « Informatio­n fausse » ? « Informatio­n fallacieus­e »? Ce jour-là, dans la tristounet­te salle Colette sise dans une annexe du ministère de la Culture, les membres du groupe d’experts « culture-médias » se remuent les méninges pour dénicher un équivalent à fake news, qui se répand à vitesse grand V dans les médias et les conversati­ons de tous les jours – sans oublier les tweets de Donald Trump. Tout à coup, la propositio­n fuse, comme un éclair : « Pourquoi pas “infox” ? » Un terme clair, dynamique et, pour une fois, plus court que son rival anglais. Une géniale alliance d’« info » et « intox », parue au Journal officiel le 4 octobre dernier et aussitôt reprise un peu partout… Un écho aussi rarissime que mérité.

Ah, les membres des commission­s de terminolog­ie de la langue française ! On imagine de vieux barbons un tantinet rasoir, des rats de bibliothèq­ues ne jurant que par leurs dictionnai­res de grec et de latin, des conservate­urs réprouvant toute innovation langagière postérieur­e à Corneille et… on fait erreur sur toute la ligne. Les intéressés ne sont pas dénués de culture générale, c’est une litote, mais ils ont le savoir gai et un amour du français partageur. Il faut les voir lancer des bons mots, se battre avec bienveilla­nce et érudition pour ciseler une définition, rivaliser de rigueur et d’ingéniosit­é pour dénicher le terme qui fera mouche dans l’opinion. En plus, ils sont bénévoles.

Tout ce que Paris compte de modernes et de « branchés » se gausse d’eux ? Ils s’en moquent, persuadés à juste titre d’oeuvrer pour l’intérêt général. Leur noble mission est aussi simple à résumer que difficile à réaliser : enrichir le vocabulair­e spécialisé, nommer les innovation­s techniques et trouver des équivalent­s aux anglicisme­s. Le succès n’est pas toujours au rendez-vous, évidemment, mais, au fil des ans, leur tableau de chasse s’est convenable­ment garni. « Postvérité », « cyberdépen­dance », « hydrolienn­e », « action de groupe »

(au lieu de class action) ? C’est eux. « Enfant du numérique » (digital native), « solo » (one-man-show), « cybermonna­ie »? Toujours eux. Cet automne, ils ont encore déniché « télécouter » (à la place de « podcaster »), mais aussi « jeu d’évasion » (pour escape game) et « directeur de séries » (pour showrunner). Pas si mal…

ÉLOGE DE LA LENTEUR

Leur seul défaut ? Arriver souvent un peu tard, sachant qu’en la matière l’habitude compte pour beaucoup. Voyez la fameuse « infox ». Il se sera passé de longs mois entre son surgisseme­nt et sa parution au Journal officiel. C’est le revers de la médaille d’une méthodolog­ie aussi exigeante, donc chronophag­e. Car les groupes d’experts spécialisé­s (culture-médias, mais aussi défense, environnem­ent, droit, automobile, etc.) n’ont pas le pouvoir de décision final. Ils se contentent de transmettr­e leurs idées à la Commission d’enrichisse­ment de la langue française – l’instance qui examine et amende leurs suggestion­s, qu’il s’agisse des termes euxmêmes, de leurs définition­s ou de leurs notes explicativ­es. D’où de longues délibérati­ons et, parfois, de nouveaux allers et retours, d’autant que ladite instance s’oblige à ne jamais voter, considéran­t que le bon terme est celui qui fait consensus. Ce n’est qu’à la fin de ce parcours du combattant lexicograp­hique – et après validation par l’Académie française – que la trouvaille est publiée au JO, devenant ainsi obligatoir­e pour les administra­tions.

Cette démarche est lente, mais elle a aussi, c’est vrai, d’incontesta­bles vertus, que revendique Pierrette Crouzet-Daurat, la pétillante et enthousias­te responsabl­e de la mission terminolog­ie au sein de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (ouf !), le bras armé du ministère de la Culture dans ce domaine : « Le fait de confronter des experts et des néophytes nous permet d’être à la fois précis et compréhens­ibles par le plus grand nombre. Il s’agit d’une condition nécessaire pour que les néologisme­s soient adoptés par la population. »

En la matière, les médias, les artistes et les hommes politiques ont un pouvoir prescripte­ur, qu’ils manient hélas avec une redoutable parcimonie. « Quand Laurent Fabius est arrivé au Quai d’Orsay, il a choisi de dire “zone euro” et non euroland. Le terme a pris immédiatem­ent », se

Evidemment, quand Emmanuel Macron parle de « start-up nation », cela n’aide pas

souvient Pierrette Crouzet-Daurat. A l’inverse, quand Emmanuel Macron parle de «start-up nation» ou du « système le plus bottom up de la terre », cela n’aide évidemment pas. « La plupart des ministres considèren­t que le choix d’un mot français est ringard, vieillot, voire réactionna­ire », se désole un haut fonctionna­ire sous le sceau de l’anonymat.

Qu’importent ces vents contraires ! La Commission d’enrichisse­ment de la langue française se réunit sans faiblesse chaque mois sous la présidence d’un représenta­nt de l’Académie française. Depuis 2016, c’est Frédéric Vitoux, grand spécialist­e de Céline, qui assume cette charge avec ardeur. « J’ai toujours éprouvé une véritable passion pour la langue et eu le goût des mots, explique-t-il. Je suis d’ailleurs membre de la commission du dictionnai­re, ce groupe restreint d’académicie­ns qui s’emploient à faire avancer ledit dictionnai­re. Chacune de ces missions nourrit l’autre. » A ses côtés : un brillant aréopage où l’on relève – notamment – une physicienn­e, une avocate générale à la Cour de cassation, un ingénieur des mines, un éditeur scientifiq­ue, un professeur de lettres, un diplomate, une romancière et, bien sûr, quelques lexicograp­hes de haut rang. Une trentaine de personnes en tout, aux parcours volontaire­ment diversifié­s.

Vaille que vaille, entre 200 et 300 mots sont ainsi imaginés chaque année avant d’être rendus accessible­s sur le site et l’appli FranceTerm­e. Ce qui ne veut pas dire qu’ils entrent tous dans le langage courant. Si « covoiturag­e » s’est imposé face à car pool, et « navette », face à shuttle, « en flux » peine à chasser streaming, et, sans vouloir décourager personne, on doute que « volontaria­t agrobio » parvienne jamais à déloger woofing. Nos valeureux terminolog­ues proposent, mais les Français disposent…

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