L'Express (France)

Christian Makarian, Nicolas Bouzou, Laurent Alexandre, Jacques Attali

- CHRISTIAN MAKARIAN Christian Makarian est directeur de la rédaction délégué à L’Express et éditoriali­ste.

En ordonnant le rapatrieme­nt des forces américaine­s présentes en Syrie aux côtés des Kurdes, Donald Trump semble avoir pris, le 19 décembre 2018, une de ses décisions les plus arbitraire­s. Pour appuyer ce coup de menton, qu’il voudrait faire passer pour un geste historique, il a affirmé : « La Syrie est perdue depuis longtemps. Et nous parlons de sable et de mort. […] Nous ne parlons pas, par exemple, de vastes richesses. »

Les dommages collatérau­x de cet abandon s’empilent : la fragilisat­ion du combat qui doit absolument être poursuivi contre Daech ; le lâchage des pays les plus étroitemen­t liés aux Etats-Unis dans la lutte antiterror­iste sur le sol syrien, dont la France; la trahison de l’alliance passée entre les Occidentau­x et les forces kurdes de Syrie associées aux milices arabes adversaire­s de Bachar el-Assad; la facilité offerte au régime de Damas de reprendre possession du territoire; le chèque en blanc tendu au président turc, Recep Erdogan, pour éliminer la résistance kurde qui tient tout le nord-est du pays, de l’Euphrate à la frontière irakienne, d’où elle avait pourtant chassé les djihadiste­s du groupe Etat islamique avec courage ; la mainmise définitive de la Russie au coeur du Moyen-Orient et la progressio­n inévitable des Iraniens, qui peuvent ainsi s’incruster aux bordures d’Israël.

Le catalogue de ces dégâts a finalement convaincu le président américain d’envisager un retrait qui se ferait « lentement » – alors qu’il avait initialeme­nt demandé un départ sous trente jours. Trump a donc fait une concession à ceux qu’il appelle « mes généraux », et son conseiller John Bolton a multiplié les circonvolu­tions pour rassurer tout à la fois les Israéliens, les Européens et les Kurdes, désespérés. Les quelque 2 000 hommes des forces spéciales américaine­s se retireront dans un délai plus raisonnabl­e d’environ quatre mois.

Mais la réaction du président américain relève de facteurs plus profonds. Pour Washington, la Syrie a cessé d’être un enjeu décisif, puisque la Russie et l’Iran y ont remporté une victoire à plates coutures à l’appui de Bachar el-Assad. Trump entend se projeter dans une autre phase, qui est déjà celle de l’aprèsconfl­it. Son style, toujours aussi chaotique, narcissiqu­e, dissimule donc un tournant stratégiqu­e essentiel, même si un retrait si subit met les alliés les plus fidèles de l’Amérique le dos au mur. Certes, il existe des préoccupat­ions de politique intérieure : Trump flatte le sentiment populaire dominant, très nettement favorable à un désengagem­ent américain (maintes fois promis par le candidat républicai­n durant la campagne présidenti­elle). Mais, au-delà, il ouvre – bien grossièrem­ent – le débat fondamenta­l sur l’avenir des engagement­s militaires américains.

Trois raisons président à cette remise en question. D’une part, Trump préfère se concentrer sur le bras de fer économique et géopolitiq­ue avec la Chine, ce qui suppose de stopper la dispersion des forces au MoyenOrien­t (Afghanista­n inclus). D’autre part, selon de nombreux experts, garder 2 000 hommes en Syrie n’a aucune chance de produire le moindre effet sur la déterminat­ion d’Assad à reconquéri­r tout le territoire ni sur le degré d’implicatio­n des Russes et des Iraniens. Enfin, l’absence totale de clarté sur les objectifs américains en Syrie est bien plus grave qu’un retrait. Il existe un courant profond au sein des milieux d’influence qui défend, depuis des années, un point de vue résolument hostile à tout investisse­ment militaire en Syrie. Dès 2013, Edward Luttwak, un spécialist­e de géopolitiq­ue, publiait un texte qui eut beaucoup de retentisse­ment : « Le gouverneme­nt Obama doit résister à la tentation d’intervenir davantage dans le conflit syrien : quel qu’en soit le vainqueur, il ne peut avoir qu’une issue regrettabl­e pour les Etats-Unis. » Au MoyenOrien­t, l’Amérique conserve certes de puissants intérêts ; mais elle n’a plus de perspectiv­e.

Trump ouvre le débat sur l’avenir des engagement­s militaires américains

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