Impôt à la source : réforme sous haute tension
Quatre-vingts ans de rebondissements Un centre des impôts sur le pied de guerre Toutes les questions que vous vous posez encore “Les politiques doivent tenir compte du ressenti”
Jusqu’ici tout va bien. Jusqu’ici tout va même plutôt bien, fanfaronne Gérald Darmanin. Ce vendredi 4 janvier, au coeur de l’après-midi, le ministre de l’Action et des Comptes publics déboule, un aréopage de conseillers techniques à la remorque, dans un centre des impôts à Chelles (Seine-et-Marne), une commune de près de 55 000 habitants à une trentaine de kilomètres à l’est de Paris. Quelques guirlandes de Noël serpentent encore autour des lampes de bureau de la salle d’accueil du public. Les traits un peu plus tirés que d’habitude, le ministre fait ici le service après-vente de sa réforme. Le prélèvement à la source, mitonné depuis plus de deux ans par les services de Bercy, est officiellement en place depuis le 1er janvier. Au pas de course, Darmanin serre des mains, interroge, écoute, rassure, opine du chef. Puis, dans un bref mouvement saccadé, lisse le bas de sa veste de costume bleu nuit et réajuste son noeud de cravate. « Alors, comment ça se passe ? Vous avez beaucoup de visites ? Aucun couac ? Très bien ! Bonne année et surtout bon courage », lance-t-il à chaque fonctionnaire croisé. Le temps d’un bref échange, le ministre se métamorphose même en agent des impôts, interpellant un usager qui attend sagement, sa casquette vissée sur la tête :
« Et vous, monsieur, vous êtes là pour le prélèvement à la source ?
– Non, moi, on me demande encore de payer des impôts fonciers pour un appartement que j’ai vendu il y a deux ans.
– Et vous êtes certain d’avoir envoyé à l’administration toutes les informations ?
– Ben oui, je crois.
– Ne vous inquiétez pas, je reviens tout à l’heure, on va s’occuper de vous. »
Ce début 2019, c’est son moment, à Gérald Darmanin. Un moment que l’ambitieux trentenaire ne veut pas
rater. Il faut dire qu’il joue gros. Votée en novembre 2016 sous la présidence de François Hollande, la réforme du prélèvement à la source atterrit sur le bureau d’Emmanuel Macron à son arrivée à l’Elysée – qui repousse alors son introduction d’un an. Puis c’est la valse-hésitation de la fin de l’été 2018. Le président tergiverse, s’inquiète des bruits dissonants prédisant un bug généralisé. Le 24 août, la députée LREM Cendra Motin, chargée d’une mission parlementaire sur le prélèvement à la source, prend son téléphone et appelle toutes les caisses de retraite et de prévoyance, les organismes de Sécurité sociale, Pôle emploi, les experts-comptables, les fiscalistes, les syndicats patronaux, les banques, les éditeurs de logiciels… Une semaine plus tard, elle envoie à l’Elysée une note de 10 pages recensant les principales zones d’ombre à éclairer au plus vite tout en déconseillant de repousser encore une fois ce big bang. Dans la foulée, Gérald Darmanin, conforté par Bruno Parent, le puissant patron de la Direction générale des finances publiques, convainc le président de la République de la faisabilité de la réforme. Impossible de reculer encore. Cette fois, il faut plonger. Quatre mois plus tard, la colère des gilets jaunes est passée par là. L’exaspération fiscale a enflammé les ronds-points, et le consentement à l’impôt s’est dilué dans la fronde sociale. En ce début d’année, un vent mauvais souffle sur le gouvernement. « C’est un dossier à haut risque, politiquement très inflammable », confesse un conseiller à Matignon.
« UNE USINE À GAZ »
« Ce n’est pas une réforme de technocrates de Bercy, juste une réforme sociale, pour coller au plus près à la vie des gens », martèle la député LREM Amélie de Montchalin, pilier de la commission des Finances. Avant, on réglait directement au fisc l’impôt en fonction des revenus déclarés l’année précédente. Aujourd’hui, il est calculé en fonction des revenus de l’année en cours et prélevé directement sur la fiche de paie par l’employeur ou la caisse de retraite. Simple sur le papier. Mais c’est compter sans la singularité du système fiscal français, le poids du quotient familial et la « familialisation » de l’impôt, et surtout le maquis des crédits d’impôt. C’est aussi compter sans tous les à-coups de la vie, divorce, naissance, remariage, multiplicité des employeurs et des statuts, chômage, maladie, dépendance…
Autant de changements de situation qu’il faudra déclarer à l’administration fiscale quasiment en temps réel pour faire recalculer son taux de prélèvement. Or ce fameux taux transmis en ce début d’année aux employeurs et aux caisses de retraite a été calculé par le fisc durant l’été 2018 à partir de la déclaration des revenus 2017. « C’est techniquement extrêmement compliqué à mener », s’inquiète Alexandre Derigny, secrétaire général de la CGT Finances. « Ne parlons pas de simplification, mais plutôt d’une usine à gaz », rajoute, acide, le sénateur LR Albéric de Montgolfier, rapporteur de la commission des Finances au Sénat. Un seul exemple ? Imaginons un salarié qui a bénéficié d’heures supplémentaires en 2017. Son taux de prélèvement envoyé par Bercy à son employeur en tiendra compte. Mais s’il fait à nouveau des heures supplémentaires cette année, ces dernières seront désormais défiscalisées… « Comment voulez-vous vous y retrouver ? » s’agace Albéric de Montgolfier.
A Bercy, on temporise. Après tout, sur les 38 millions de foyers fiscaux français, près de 22 millions ne sont pas fiscalisés. Un peu plus de 10 millions sont déjà mensualisés. Restent quelque 6 millions de foyers qui payaient encore leur impôt par tiers. Qui sont-ils ? Beaucoup de retraités pas vraiment emballés par la numérisation des impôts. Beaucoup aussi de gros contribuables qui s’amusaient depuis des années à faire fructifier leur tiers provisionnel en plaçant les sommes dues pendant trois mois, histoire de dégager un peu de trésorerie. Sauf que, pour toutes les catégories, des couacs sont possibles. Des bugs liés à des erreurs de saisie, des homonymies, des défauts d’informations ou d’actualisation. Après tout, dans l’ancien système, Bercy recensait près de 3 millions d’erreurs par an liées, dans 90 % des cas, à des manques parmi les informations fournies par les usagers
eux-mêmes. Tout début janvier, près de 12,6 millions de retraites AgircArrco ont été prélevées à la source sans soucis majeurs. Et si des retraités se sont inquiétés, c’est souvent parce qu’ils ont recalculé leur impôt en se fondant sur leur retraite nette et non pas sur leur revenu net imposable… Une subtilité fiscale que beaucoup n’ont pas en tête. « Mais le vrai test surviendra le 15 janvier avec le versement de l’acompte de 60 % des crédits d’impôt et, à la fin du mois, avec le paiement des salaires », s’inquiète Martine, la directrice d’un centre des finances publiques de l’est de la France.
Les entreprises sont-elles prêtes? « Des préfigurations – des tests grandeur nature – ont été menées entre octobre et décembre sur près de 8 millions de bulletins de salaire, sans encombre », soutient Maryvonne Le Brignonen, la cheffe de mission prélèvement à la source à Bercy. Si, dans les grandes entreprises, une armée de comptables et de fiscalistes sont là pour répondre à toutes les questions, les choses sont plus compliquées dans les PME et surtout les très petites entreprises. Début décembre, 34 % des patrons de petites boîtes n’avaient pas encore mis en place la fameuse préfiguration, d’après une enquête de la CPME. Et pour celles qui ont effectué le test, 15 % ont constaté des erreurs. Cela fait des mois qu’Olivier Tricon, un viticulteur près de Chablis, fait de la pédagogie auprès de ses salariés : « On a fait des réunions en interne, on leur a envoyé de la documentation. Mais là, j’attends toujours les taux de prélèvement de trois de mes salariés et je ne sais pas ce qui coince. » Pour d’autres chefs d’entreprise, c’est la peur de mal faire. « Les artisans sont dans une psychose de la sanction financière en cas d’erreur, même si Bercy a promis de la bienveillance », s’inquiète Marc Sanchez, le secrétaire général des Indépendants.
CHOC PSYCHOLOGIQUE
Psychose dans l’air ambiant aussi pour les salariés lorsqu’ils vont découvrir leurs fiches de paie à la fin du mois amputées de quelques dizaines, voire centaines d’euros. Pour faire passer la pilule, le gouvernement a décidé de relooker le bulletin de salaire. Un arrêté publié en mai dernier au Journal officiel précise que « la ligne Net à payer avant impôt sur le revenu [doit être écrite] dans un corps de caractère dont le nombre de points est au moins égal à 1,5 fois le nombre de points du corps du caractère des autres lignes ». En clair, en plus gros. Suffisant pour faire taire le sentiment que son salaire baisse ? Pas certain, tant les croyances ont la vie dure. Au moment du passage à l’euro, en janvier 2001, l’impression d’un dérapage inflationniste a duré des mois. Encore aujourd’hui, une majorité de Français est convaincue
La mise en oeuvre sera compliquée pour les PME et les très petites entreprises
que l’introduction de la monnaie unique s’est traduite par un choc sur les prix, et donc sur leur pouvoir d’achat, même si toutes les études statistiques l’ont démenti.
A l’Institut national de la statistique et des études économiques, Julien Pouget, le chef de la division conjoncture, est perplexe : « Nous n’avons pas intégré d’effets “prélèvement à la source” dans nos prévisions trimestrielles. » En Islande, dernier pays à avoir adopté le système en 1988, les statisticiens de l’OCDE n’ont montré a posteriori aucun effet ni positif ni négatif sur la consommation. « L’impact macroéconomique sera inexistant. Le problème, c’est que nous entrons pour d’autres raisons dans une période de freinage de la croissance. Certains n’hésiteront pas à imputer ce ralentissement à la révolution du prélèvement à la source », prévient l’économiste Jean-Marc Daniel. « La méfiance envers la parole publique sur les sujets de fiscalité est telle que le risque politique est énorme. D’autant que la mise en place de cette réforme va heurter celle des mesures en faveur du pouvoir d’achat annoncées le 10 décembre dernier. Ce sera la confrontation des promesses avec le réel », décortique Chloé Morin, directrice de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean-Jaurès.
Et demain ? Dans les rangs de la majorité, certains veulent aller plus loin dans le big bang fiscal. « L’imposition à la source est un outil technique qui pourrait permettre de mener une réforme fiscale d’une plus grande ampleur », soutient Cendra Motin. Une modification du système pour plus de justice et de progressivité. La proposition de la jeune députée LREM de l’Allier Bénédicte Peyrol, en faveur d’une imposition dès le premier euro gagné, reçoit de plus en plus de soutien au sein du parti présidentiel. « Pas question de fusionner la CSG avec l’impôt sur le revenu. Quant à l’augmentation du nombre de tranches d’impôt, ce n’est pas sur la table», répond à L’Express Gérald Darmanin. Le sujet, lui, éclora sans doute lors du grand débat national qui débute dans quelques jours.
Cette réforme va heurter les mesures annoncées en faveur du pouvoir d’achat